Mhalla. A, Ed. du Seuil, Paris, février 2024, 265 p.
Le « Triptyque des BigTech » est formé de trois angles, qui sont autant de modèles interdépendants entre eux : l’angle économique, l’angle technologique et l’angle idéologique.
Pour que le système BigTech fonctionne, chaque angle du triptyque est symbiotiquement lié aux deux autres. Le projet de ce que l’auteure appelle Technologie Totale se dessine alors plus clairement :
°- L’angle économique, basé sur « la concentration capitalistique et oligopolistique du marché des réseaux sociaux (et) la gratuité…un modèle économique qui induit la captation massive de l’attention et des données ensuite monétisables ».
°- L’angle technologique (l’infrastructure technologique) : cet angle « repose essentiellement sur les arbitrages algorithmiques de modération et de recommandation (éditorialisation), qui permet la visibilisation, l’invisibilisation et surtout la viralité en temps réel des contenus pour une meilleure captation cognitive des utilisateurs ».
°- L’angle idéologique. Celui-ci ne peut s’exprimer pleinement que grâce aux deux premiers angles. C’est d’ailleurs bien sur les deux premiers angles du Triptyque (économique, technologique) « qu’Elon Musk a voulu jouer pour nettoyer X/Twitter des faux comptes et autres bots, des robots qui simulent le comportement social de comptes réels et injectent en quantité industrielle des contenus (conversations, commentaires, articles) conçus pour manipuler l’opinion afin de donner corps à sa vision de la liberté d’expression (angle idéologique) ».
Au cœur de ce dispositif trône l’intelligence artificielle. Celle-ci est située à un carrefour interdisciplinaire stratégique : data science, philosophie politique, géopolitique, droit, économie, politiques publiques, industrie…etc.
Mais, note l’auteure, « au-delà des fantasmes, l’intelligence artificielle est une réalité bien palpable, un enjeu de puissance et un vecteur de pouvoir. Elle est une infrastructure civilisationnelle socle, encore percluse de failles ».
L’IA n’est pas un horizon, « elle est une réalité matérielle, hétérogène, opérationnelle, déjà omniprésente dans nos existences. Elle n’a pas d’unicité propre. Elle est au contraire multiple, issue de modèles d’entraînement algorithmiques plus ou moins profonds, du machine learning simple au deep learning le plus sophistiqué : intelligences artificielles génératives de contenus (textes, voix, images, codes), agents conversationnels, systèmes de prédiction, logiciels de prises de décision, algorithmes de recommandation, reconnaissance faciale ou biométrique, véhicules et armes autonomes en perspective ».
Par ailleurs, l’IA comme domaine scientifique et industriel, cristallise nettement la rivalité stratégique entre États-Unis et Chine. La lutte, pour ne pas dire la guerre technologique, est féroce. Elle se livre sur trois fronts : géopolitique et militaire, idéologique, philosophique.
°- Sur le plan géopolitique, « la compétition stratégique sino-américaine se joue en particulier sur la question des IA à usages militaires. De ce point de vue, l’intelligence artificielle transforme profondément les conflits. La guerre en Ukraine nous en offre les prémices, celles des guerres du futur et de la suprématie de l’une ou l’autre puissance ».
°- Dans le champ idéologique, la technologie n’a de valeur que « parce qu’elle porte des normes, une vision du monde. Celui qui détient la technologie en contrôle l’intention politique ».
°- Enfin, elle pose une question philosophique universelle : « face à ces performances calculatoires de plus en plus puissantes, où se loge notre singularité d’humain ? Comment préparer cet avenir par nature imprévisible ? ».
La question philosophique devient en fait politique quand elle touche à la pratique démocratique. La politique reste le dernier amortisseur du choc artificiel.