Mhalla. A, Ed. du Seuil, Paris, février 2024, 265 p.
« Comment comprendre les nouvelles formes de pouvoir qui s’articulent autour de la question technologique et en particulier, autour des BigTech, géants technologiques hybrides et inclassifiables ? Quelles clés de lecture apposer à des jeux de puissance parfois dangereux, cristallisés autour des nouvelles conflictualités cyber et de néo-guerres augmentées d’intelligence artificielle ? Comment saisir les contours distordus de la souveraineté par cette nouvelle répartition des clés de pouvoir ? Quelles architectures démocratiques inventer, quelles libertés nouvelles imaginer ? ». Telles sont quelques-unes des grandes questions que ce livre passionnant tente d’investiguer.
Le terme « technopolitics » est employé ici pour qualifier « la prise en main des technologies numériques, réseaux sociaux en tête, à des fins de mobilisations ou de conquête politique par les citoyens, d’empowerment ». La technopolitique qui en découle, « est une multidiscipline au croisement de l’économie et du droit, de la philosophie et de la théorie politique, des relations internationales et de l’histoire, du cyber et de la Tech ».
Ce que l’auteure dénomme « Technologie Totale » traduit par ailleurs, « l’idée que la technologie porte un projet politique, idéologique, total par sa volonté de puissance et de contrôle hors limites. On ne peut en attraper les ramifications par un seul bout, à travers un seul prisme, sur d’étroits couloirs d’expertise ».
Or, note l’auteure, si la rivalité stratégique sino-américaine dessine la trame de fond, » l’Histoire a décidé de s’énoncer aussi autour d’un monde multipolaire aux coalitions fluides, aux interdépendances économiques profondes, aux velléités de désoccidentalisation et de décentrement. Dans le désordre du monde, des axes alternatifs tentent de se structurer avec l’ambition de fédérer une partie du reste du monde, en rupture croissante avec l’Ouest. L’Occident a perdu son monopole, une partie de son influence, mais pas sa puissance ».
Ce qu’il est d’un autre côté, les Big Tech, ce sont en fait ces « acteurs-systèmes, à la fois instables, volatiles et structurels, qui participent systémiquement à conditionner les structures de pouvoir contemporaines dont nous peinons encore à prendre la mesure endémique…Les Big Tech ne sont pas des acteurs du système, ils sont à la fois l’infrastructure, la condition du nouveau système économique, et la superstructure, en tant qu’entités idéologiques et politiques ».
Le BigState en fait partie. Il s’agit de cet « Etat omnipotent qui irrigue et permet le fonctionnement des techno-puissances mondiales (États- Unis, Chine) ou plus régionales ».
Le BigState « n’est pas un état libéral au sens classique du terme, il n’est pas caractérisé par un repli passif sur son périmètre régalien ou astreint à la simple mission de fluidification du marché. Sans grande surprise désormais, il peut parfaitement être politiquement ultra-autoritaire et économiquement hyperlibéral dans le même temps. Le BigState est donc cet État fort qui porte des velléités à la fois de force et de puissance, qui combine le pouvoir (sur) et la puissance (de), car pouvoir n’est pas toujours puissance ».
En lien avec le BigState américain, « les BigTech participent activement à la fabrique de la techno-puissance étatsusienne et se positionnent désormais comme bras armés technologiques de leur pays à la fois dans le soft et le hard power ».
Par ailleurs, les géants technologiques diluent et liquéfient le concept traditionnel de « souveraineté » jusque-là exclusivement dévolu aux États. Conséquence directe de cette liquidité toute souveraine, « la puissance technologique des BigTech est devenue nécessaire à l’État américain dans la compétition stratégique qui l’oppose à la Chine. Par ces mêmes technologies par nature duales, à la fois civiles et militaires, les BigTech agissent comme des agents perturbateurs de la démocratie ».
En témoigne le mouvement de privatisation et de fragmentation marchande de l’espace public autour des réseaux sociaux : les réseaux sociaux ont glissé vers un fonctionnement antidémocratique. Ainsi, « si l’on prend l’exemple de X/Twitter, le constat est particulièrement vrai : le réseau social est devenu un espace public d’influence, mais propriété privée d’un techno-tycoon, Elon Musk, portant une vision maximaliste de la liberté d’expression et, au fond, de la liberté tout court au mépris de celle des autres. Dans un autre registre, ces mêmes BigTech accaparent des systèmes d’intelligence artificielle livrés au plus grand nombre sans plus de précaution ».
Dans le même temps, les BigTech agissent comme « amplificateurs d’une forme de paranoïa d’État techno-sécuritaire en dotant le BigState d’instruments de pouvoir intérieur (dispositifs de techno-surveillance divers, logiciels, notamment biométriques, en nombre, captation massive de données). En parallèle, la paranoïa d’État serait alimentée par la permanence de la menace notamment cyber, le pullulement d’un aréopage d’acteurs étatiques et paraétatiques hostiles, qu’ils soient politiques ou criminels ou les deux à la fois, dans le cyberespace ».
Rubrique « Lu Pour Vous »
16 janvier 2025