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«L’information entre bien commun et propriété»

Philippe Aigrain, Fayard, 2005, 286 p.

1- En préface à ce livre, Joël de Rosnay et Jacques Robin disent ceci: «Nous vivons une révolution comme l’humanité en a connu bien peu dans son histoire, un véritable changement d’ère dont nous arrivons difficilement à prendre toute la mesure: l’entrée dans l’ère de l’information, de la communication et de la commande».

Les grilles de lecture de cette nouvelle ère sont, estiment ils, principalement celles de la complexité et de la transversalité, et dont nous n’avons pas encore la culture. «La complexité défie nos méthodes traditionnelles d’analyse et d’action. Notre raisonnement face à elle reste analytique, notre vision du monde disciplinaire, nos connaissances de nature encyclopédique».

Les hommes politiques, les économistes et les organisateurs du monde, «abordent la complexité des situations avec des méthodes et outils intellectuels inspirés de ceux des XIXe et XXe siècles, en référence à des évolutions homogènes, à un monde stable où les mêmes causes produisaient les mêmes effets». Or, à l’ère de la complexité, «les effets réagissent sur leur cause», par conséquent, la compréhension de la nature doit faire appel la synthèse plutôt qu’à l’analyse.

Si notre gestion du monde est restée sourde et aveugle au grand courant qui façonne l’écosphère, la biosphère et la technosphère, remarquent les auteurs, il est temps d’impliquer plusieurs disciplines et plusieurs approches dont fondamentalement l’approche transversale et transdisciplinaire.

Ceci est d’autant plus justifié, estiment les auteurs, que les actions envisagées par les politiques démontrent de plus en plus leur inefficacité face nouvelles formes de violence et de barbarie, à la montée du terrorisme, à l’accroissement des inégalités, de l’exclusion, de la pauvreté, à la montée des intégrismes et au risque de «guerre des civilisations» liée à l’intolérance, à l’intransigeance et au racisme.

Tout l’enjeu ici est donc de mieux comprendre et cerner les rapports entre les sciences et les techniques d’un côté, la culture et le politique de l’autre.

2- Le présent ouvrage est structuré autour de sept chapitres traitant chacun un aspect de la problématique évoquée:

+ Au chapitre premier («Deux mondes en un»), l’auteur affirme que face aux acteurs du premier monde, qui combattent pour préserver les biens publics mondiaux fragiles de la sphère physique (eau, air, climat, environnement), les multinationales (second monde) produisent des contenus standardisés et défendent leurs monopoles, par de multiples murs de propriété (brevets, droits d’auteur patrimoniaux…etc.).

Notre présent est gros de ces deux mondes, observe l’auteur. «Ils l’habitent l’un comme l’autre, mais leur cohabitation est si tendue, si explosive, que l’heure des bifurcations arrive. Dans les quelques années qui viennent, nous allons prendre des décisions qui détermineront de façon irréversible lequel de ces deux mondes va dominer notre avenir».

On a tant parlé d’information, d’économie de l’information, des techniques d’information et de communication. Il est aujourd’hui temps «de quitter le terrain des invocations pour vraiment comprendre en quoi l’information et ses techniques sont une transformation majeure des civilisations humaines, et comment la collision entre leur naissance et les mécanismes antérieurs de l’économie monétaire et des régimes de propriété, nous précipite dans ces mondes contradictoires».

+ Au chapitre second («D’où vient la rupture?»), l’auteur précise que «la rupture profonde, qui caractérise l’ère de l’information et de ses techniques, est bien une rupture humaine, anthropologique».

Nous vivons aujourd’hui une cohabitation entre l’esquisse de cette médiation anthropologique fondamentale, et des usages plus classiquement instrumentaux.

Qu’il s’agisse de science, de technique ou de société, la cristallisation d’une rupture s’effectue toujours sur un fond lentement accumulé de transformations, pense l’auteur. La diversité de ces transformations préalables explique qu’il soit souvent difficile de cerner la nature de la rupture.

Par ailleurs, l’histoire des représentations est celle d’une technicisation progressive qui, à travers l’écriture, permet de penser ce qui est représenté comme indépendant de son support, puis, à travers l’imprimerie, de reproduire en nombre ces représentations.

Cette reproduction en nombre produit déjà certains des effets considérés aujourd’hui comme caractéristiques de l’ère de l’information, notamment la réduction des coûts marginaux d’un exemplaire supplémentaire, qui deviennent relativement faibles  comparés à celui de la préparation des matrices de l’ouvrage.

Si nous n’avions connu que la naissance des ordinateurs, de la programmation, du traitement symbolique de l’information, la rupture de civilisation n’aurait sans doute touché qu’une population spécialisée, et n’aurait diffusé que très lentement dans l’ensemble des sociétés.

C’est la combinaison entre cette capacité de représenter et de traiter l’information, et celle de l’échanger, de la partager, de s’en servir dans la communication entre êtres humains, de construire de nouvelles coopérations, qui est susceptible de toucher l’humanité dans son ensemble.

Plus sérieuse fut l’apparition d’industries du capital informationnel, exploitant d’une façon inédite les monopoles de propriété sur l’information: les Sanofi-Aventis, Microsoft, Monsanto, Vivendi-Universal, Pfizer, Bayer, AOL-Time Warner de notre temps sont les fleurons d’une forme très particulière de capitalisme. Ils font commerce de monopoles de propriété sur des produits dont le coût de production d’un exemplaire supplémentaire est négligeable (pour les industries de pure information), ou très faible en comparaison du prix de vente, pour les industries à base informationnelle de la pharmacie et de l’agroalimentaire biotechnologique.

+ Au chapitre troisième («Une tragédie en quatre actes»), l’auteur affirme que dans le cas des industries informationnelles pures (logiciels, médias numériques), la reproduction remplace la production, qui ne joue plus qu’un rôle satellite (packaging, documentation). Dans le cas d’industries à base informationnelle (industrie pharmaceutique, semenciers, biotechnologies), «la production prend la forme du clonage d’un objet biologique, c’est-à-dire d’une combinaison entre la reproduction de sa partie informationnelle (formule de molécule, génome d’une variété pure, gènes d’un OGM) et la production physique d’un support de cette information».

C’est dans les années 1980 qu’apparaissent les premières industries informationnelles pures, avec les géants du logiciel propriétaire, dont Microsoft constitue l’exemple type. Bénéficiant au maximum des rendements croissants et des externalités positives de réseau (utilité croissante des produits au fur et à mesure de leur diffusion), de l’absence d’une alternative sous forme de bien commun, Microsoft n’a besoin que du copyright pour s’approprier les ressources essentielles de l’écosystème informationnel, que sont le système d’exploitation des ordinateurs et les applications génériques des usagers individuels (bureautique notamment).

Il est trompeur, estime l’auteur, de parler de contrôle des représentations par les groupes de médias. Il est plus exact de dire qu’il y a eu «coévolution entre une certaine forme de médias, un certain type de groupes économiques et certaines formes de représentations, de rapport au monde. Et que, dans cette situation, la possibilité d’une instrumentalisation des médias par des stratégies politiques et, réciproquement, d’une instrumentalisation des stratégies politiques par les médias prend des formes jamais vues».

L’existence de groupes qui mettent en œuvre à la fois le contrôle par appropriation informationnelle des contenus, et le contrôle sur les canaux de distribution est particulièrement inquiétante, car elle réalise «le pire des deux mondes»: réduction immense de la diversité de l’offre, utilisation des médias contrôlés pour la promotion des différentes déclinaisons de contenus dans une marchandisation permanente, attaques violentes pour anéantir les alternatives de biens communs.

Il en résulte l’extension du domaine soumis au droit des brevets ou à de nouveaux titres de «propriété», le durcissement des mécanismes d’usage des entités soumises à copyright, et le durcissement universel des mécanismes policiers, des procédures et sanctions pénales et civiles concernant tous les titres de propriété intellectuelle.

D’un autre côté, l’auteur note que la réaction des acteurs des biens communs informationnels se développent sur le mode de la résistance: mouvements des logiciels libres se dressant contre l’appropriation de systèmes autrefois librement utilisés, scientifiques s’opposant à l’appropriation de leurs publications par les multinationales de l’édition, réseaux coopératifs de semences et de variétés végétales réagissant à l’appropriation agroalimentaire, associations de malades et d’aide au développement, cherchant à assurer l’accès aux médicaments et aux connaissances…etc.

Le projet positif de construction des biens communs est formulé  de ce fait, dans de nouveaux termes, se dote de constitutions politiques et techniques, invente ses processus sociaux et ses outils.

+ Au chapitre quatrième («Retour aux sources: reconstruire les droits»), l’auteur affirme que le système de ce qu’on appelle aujourd’hui «propriété intellectuelle» est entré dans un état de déliquescence complet. Sa crise se caractérise par l’invocation de grands mythes nobles (le créateur, l’inventeur solitaire) au service d’un système qui ne sert que les intérêts de quelques grands groupes industriels de la propriété, et de divers lobbies parasites.

Le «fondamentalisme de la propriété» étrangle chaque jour un peu plus le droit de tout un chacun d’accéder aux connaissances, de créer en utilisant ce qui existe, de partager avec d’autres ce qu’il aime.

Autrement, l’idéal du fondamentalisme de marché, appliqué aux droits intellectuels, est «d’instituer un droit de propriété absolu sur chaque entité, et des formes de mise en œuvre de cette propriété qui autorisent ce que les économistes appellent des prix parfaitement différenciés, permettant au détenteur des droits de capturer tout le marché potentiel du produit. En termes moins techniques, cela consiste à faire payer à chaque usager le maximum de ce qu’il est prêt à payer pour chaque usage».

Au-delà de la définition technique des droits intellectuels positifs, leur affirmation comme philosophie tire sa légitimité de la conjonction entre liberté et coopération qu’ils permettent: à elle seule, l’existence de biens communs informationnels ne produit pas magiquement du sens.

+ Au chapitre cinquième («Quelle planète informationnelle?»), l’auteur rappelle que «la montée progressive d’une nouvelle forme de mondialisation, après la Seconde Guerre mondiale, va mettre les questions d’appropriation intellectuelle au centre de nouveaux conflits Nord-Sud».

Anticipant un contexte ouvert aux délocalisations, et un commerce accru des biens technologiques, «les promoteurs industriels et politiques de la mondialisation se préoccupent d’installer un cadre où la propriété intellectuelle pourra garantir aux acteurs industriels des pays développés, la mainmise sur les ressources essentielles d’innovation».

La privation des bienfaits des biens communs informationnels serait pour les pays en développement, plus grave encore que les dégâts de l’appropriation. Pour ceux d’entre eux qui sont dotés d’une infrastructure élémentaire de biens publics sociaux (éducation, santé, habitat) et d’infrastructures techniques minimales (accès à l’électricité et aux télécommunications au moins dans des postes collectifs), les biens communs informationnels permettent d’élaborer des stratégies de développement propres.

L’adoption des logiciels libres dans les pays en développement est à l’heure actuelle, le principal exemple de politique cherchant à bâtir le développement sur la base des biens communs.

Dans beaucoup de pays pauvres, le développement de l’usage de l’informatique ne peut passer que par deux voies: les logiciels libres ou le piratage systématique des logiciels propriétaires.

La synergie entre biens communs informationnels et biens publics mondiaux s’est construite dès le début, par l’identification d’adversaires communs: économisme étroit, idéologie de la propriété, rentes concédées à des sociétés privées auxquelles le monopole sur des ressources essentielles est attribué.

Les biens communs informationnels purs, du fait de leur caractère non rival, se prêtent à une gestion sociétale décentralisée, note l’auteur. Le rôle de l’État est avant tout de protéger leur principe, et de mettre en place leurs conditions d’existence.

L’intervention de l’État doit être à ce niveau, préventive autant que curative. Une approche fondée sur la seule correction a posteriori des abus de concentration, a fait la preuve de son incapacité à maîtriser ceux-ci.

+ Au chapitre sixième («Civilisation immatérielle, économie et capitalisme»), l’auteur affirme que «lorsque la société-monde connaît des transformations très profondes à l’échelle de la vie d’une génération, il est difficile aux contemporains d’en saisir la nature et la portée. Des symptômes cachent des tendances plus discrètes, mais cependant essentielles».

On juge ainsi des révolutions informationnelles par leurs effets sur le commerce des contenus, alors que le premier de ces effets est précisément que les échanges d’information se déroulent plus que jamais, hors des transactions monétaires qui caractérisent le commerce.

Quelles relations peut-on construire entre les biens communs informationnels et l’économie?

L’auteur remarque ici que l’essentiel de la production matérielle a lieu dans la sphère du travail. La déconnexion avec la sphère financière a été  favorisée par les premiers effets de la révolution informationnelle: dématérialisation accrue des flux financiers, logistique d’organisation de la production, et nouveaux calculs d’optimisation des profits rendus possibles.

Jeremy Rifkin, que l’auteur reprend,  «nous a décrit un monde où le capitalisme informationnel s’efforce de transformer en services marchands chaque instant et chaque facette de nos activités, marchandisation d’autant plus pernicieuse que la monnaie elle même s’étant dématérialisée, les transactions y sont souvent discrètes et indirectes».

L’objectif d’importance devrait être pour l’auteur, celui de réinventer la façon d’articuler social et économique: partir des besoins propres au développement des services créateurs de biens publics et de la création de biens communs informationnels, et envisager comment penser leur organisation et l’articuler avec la production matérielle.

L’expression «écosystème informationnel», est utilisée à cet égard pour affirmer le besoin de modes de description spécifiques, prenant en compte l’interdépendance des différents systèmes et réseaux qui traitent et transportent l’information et de leurs acteurs.

Pour que puisse se mobiliser l’extraordinaire créativité et capacité d’innovation de millions d’humains, il faut bien sûr que «ceux-ci ne soient pas occupés en permanence à survivre, qu’ils aient les moyens et le temps d’agir, mais aussi que l’éthique de la coopération et du partage soit valorisée, que l’équipement intellectuel pour amorcer ces cercles vertueux soit présent en chacun».

Les biens publics sociaux, de l’éducation à la santé, de la redistribution à la justice mondiale, sont une condition fondamentale de l’existence et du développement des biens communs informationnels. Cette condition ne sera présente «que si nous parvenons à dompter certaines des dérives présentes, et à assurer de nouvelles formes de captation des ressources pour l’action publique».

+ Au chapitre septième («Propositions»), l’auteur insiste sur:

°°-  Le besoin de reconnaissance de la légitimité inconditionnelle des biens communs informationnels, et de leur protection contre l’appropriation.

Cela suppose un énoncé clair, soulignant que «les biens communs ne relèvent pas d’un contrat entre parties, mais que chacun est libre d’y verser ce qu’il crée, et que leur statut s’applique à ce que la nature et les générations antérieures ont accumulé. Chacun est libre d’y puiser, pour peu qu’il en respecte le caractère inappropriable».

D’où le rejet des mécanismes d’exécution des droits de propriété qui installent dans l’infrastructure informationnelle, des contraintes telles qu’il devient impossible en pratique, si ce n’est en droit, d’utiliser et de créer des biens communs informationnels.

Il est nécessaire aussi de revenir sur la durée insensée des droits d’auteur, par des débats qu’on pourrait mener progressivement, sans raccourcir la durée d’aucun droit existant.

°- La reconstruction du contrôle politique des organismes spécialisés. C’est à la fois un moyen et un but. Cette reconstruction prendra du temps, car elle suppose un travail à tous les niveaux institutionnels.

La crise de financement de l’action publique après cinquante ans de capitalisme informationnel et de financiarisation, est telle qu’il faudra être extrêmement inventif pour «capter les ressources nécessaires, sans générer des contrôles inacceptables sur les activités ou des évasions incontrôlables».

Comment une société doit elle financer des activités comme la recherche ou la création d’art vivant?

Deux modèles s’affrontent et se combinent ici, pense l’auteur: l’un qui mutualise à l’échelle de toute la société, le financement d’un écosystème (ici scientifique ou artistique) et lui laisse ensuite le soin de développer en son sein des mécanismes ou des règles d’affectation de ressources, l’autre qui soumet le financement d’une activité à l’anticipation de profits économiques pour des investisseurs.

Dans la plupart des domaines, on observe de plus en plus une combinaison des deux approches.

Par exemple, pour la recherche, combinaison d’un financement public de l’activité de base des laboratoires (salaires des chercheurs, infrastructures, frais généraux) et d’un financement sur contrats industriels, pour lequel l’anticipation d’une exploitation économique est souvent l’un des critères de choix.

De façon similaire, si l’État veut soutenir de façon finalisée la création de certaines composantes de l’écosystème informationnel (ressources éducatives, logiciels libres pour les administrations, connaissances et outils techniques pour la santé publique, par exemple), il doit le faire en respectant la dynamique propre de l’écosystème informationnel, qui est, en fin de compte, un «écosystème humain».

°°- Le devenir des biens communs informationnels dépendra des alliances que leurs promoteurs sauront passer avec l’État et les marchés. En ce qui concerne les marchés, de nombreuses synergies peuvent être construites, qu’elles portent sur les industries de la fourniture de moyens aux biens communs, ou sur l’économie des biens et services se développant sur la base des biens communs. Ces synergies sont déjà à l’oeuvre, mais sont masquées par les conflits opposant biens communs et appropriation privée.

Les biens communs ont tout à craindre de l’économisme et des idéologies de la propriété intellectuelle, mais ont tout de même besoin de l’économie concrète.

Le développement des biens communs a un besoin vital d’État, comme garant de leur légitimité, «comme organisateur de leurs conditions d’existence, comme utilisateur de leurs bénéfices dans les politiques publiques».

Il ne s’agit pas de faire vivre les biens communs informationnels comme un groupe d’intérêts qui s’additionnerait à mille autres. Il faut en faire «la base d’une réinvention de l’espace politique», parce qu’ils sont le support de nouvelles formes de délibération démocratique, et l’outil de l’action politique concrète. C’est d’ailleurs «de l’intérieur de l’espace politique lui-même que viendra la nouvelle alliance entre eux et l’État», conclut l’auteur.

Rubrique "Lu Pour Vous"

 1er novembre 2007

 

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