Desailly. C. M, Rapport, Sénat, Paris, mars 2013, 158 p.
En introduction à ce rapport, l'on lit: "l’humanité a connu deux révolutions cognitives, avec l’apparition de l’écriture puis l’invention de l’imprimerie. La création de l’internet, réseau des réseaux, représente assurément pour le monde une troisième révolution, analogue à l’invention de l’imprimerie, avec les formidables potentialités qu’elle recèle et en même temps les tensions inévitables qui en découlent".
Plusieurs penseurs s’accordent, lit-on toujours dans l'introduction, à reconnaître la nature de cette révolution, à commencer par Michel Serres. Le sémiologue italien R. Simone le confirme à son tour dans son dernier livre qui nous rappelle que nous sommes désormais "Pris dans la Toile".
L’internet, affirme le rapport, n’est pas le fruit d’une interconnexion de réseaux nationaux. Sa vocation globale tient à son essence même : "il s’agit simplement de standards et de protocoles techniques d’interconnexion publics qui permettent la construction progressive d’un espace transfrontière partagé, que l’on pourrait comparer à l’océan".
En effet, alors que la géographie politique internationale se compose d’Etats, dont la souveraineté repose sur des frontières de conception westphalienne, le cyberespace dessine une géographie nouvelle. Car l’échelon national n’est assurément pas l’échelon pertinent pour appréhender la révolution numérique : seule l’Union européenne (UE) a la masse critique pour peser dans le cyberespace. Le numérique déborde le cadre national : "c’est au minimum à l’échelle européenne qu’une action publique peut utilement s’organiser en ce domaine".
L’économie numérique connaît une croissance spectaculaire, mais elle constitue aussi un levier de croissance désormais identifié. C’est pourquoi "l’Union européenne s’est dotée d’une stratégie numérique, dont l’objectif principal est la constitution d’un marché unique numérique. Mais qui se soucie de savoir si l’Union européenne sera consommatrice ou productrice sur ce marché ? L’Union européenne a-t-elle pris la mesure politique de l’enjeu de civilisation qui se joue dans le numérique ?".
Effectivement, note le rapport, le numérique défie la vieille Europe : il ébranle la puissance économique traditionnelle en captant la valeur et en bouleversant secteurs et marchés. Il se joue de l’impôt et exploite la concurrence fiscale entre États membres de l’Union européenne. Il défie les règles de droit et fait advenir dans le cyberespace des règles concurrentes aux règles étatiques.
Ces défis sont d’une importance majeure pour l’Union européenne car "ils la menacent de perdre la maîtrise de ses données, élément pourtant central de son indépendance et de sa liberté, et car ils mettent en péril la survie de l’esprit européen dans le monde numérique, posant finalement la question de l’avenir de la civilisation européenne".
C’est donc à un sursaut qu’appelle ce rapport : "l’Union européenne doit se polariser autour de l’objectif politique de reconquête de sa souveraineté numérique. C’est en misant sur son unité qu’elle pourra peser de tout son poids dans le cyberespace, orienter la gouvernance mondiale de l’internet, monétiser l’accès à son marché de 500 millions de consommateurs et reprendre la main sur les données personnelles des Européens.
Mais il faut aussi, et parallèlement, faire de l’Union européenne une opportunité pour l’industrie numérique européenne, seul socle véritablement solide de souveraineté dans le cyberespace où la puissance naît de la synergie entre acteurs publics et privés. Pour cela, il convient d’ouvrir des marchés à nos start-up numériques et d’encourager la transition vers le numérique des entreprises européennes".
L’impact d’internet sur l’économie est incontestable, rappelle le rapport. Ainsi, en France, et dans un rapport datant de mars 2011, le cabinet de conseil Mac Kinsey a révélé le poids, dans l’économie française, du secteur numérique, entendu comme regroupant les services et infrastructures de télécommunications via IP, les matériels et logiciels informatiques liés à Internet, et les activités économiques ayant le web pour support.
Le rapport de l’Inspection générale des Finances (IGF), publié en 2012, a estimé ce poids de l’économie numérique à 5,2% du PIB français et 1,15 million d’emplois en 2009. Ainsi, en France, la filière Internet pèse d’ores et déjà plus lourd que l’énergie, les transports ou l’agriculture, en valeur ajoutée.
A cette contribution directe de la filière numérique à l’économie, s’ajoutent ses effets indirects (achats réalisés dans les réseaux physiques de distribution mais préparés en ligne). Si bien que, selon Mac Kinsey comme pour l’IGF, "Internet a contribué au quart de la croissance en 2010 et, dans les mêmes proportions, à la création nette d’emplois en France sur la période 1995-2010. Cette création de valeur par le web repose sur la forte corrélation constatée entre l’intensité d’utilisation du web et la performance des entreprises, en termes de croissance, d’exportation et de rentabilité".
Mac Kinsey anticipe même un doublement de la contribution d’Internet au PIB français d’ici 2015, notamment grâce à ''l’apparition de nouveaux services dont le cloud computing qui permet l’accès via Internet, à la demande et en libre-service, à des services de stockage, d’utilisation et de traitement de données informatiques accessibles à distance. De même que le web met l’information à la disposition de tous et partout, l’informatique en nuage rend la puissance de calcul disponible à tout un chacun où qu’il se trouve. En mutualisant ainsi infrastructures et compétences, les utilisateurs du cloud n’ont plus à consentir de gros investissements pour satisfaire leurs besoins propres et peuvent accéder à leurs données de partout avec une simple connexion Internet".
Selon la Commission européenne, une stratégie européenne permettant d’exploiter le potentiel de l’informatique en nuage générerait des bénéfices de l’ordre de 160 milliards d’euros par an pour l’économie. Le développement du cloud offre donc "un potentiel d’économie pour les entreprises, notamment les plus petites, et il fera sans doute apparaître des services nouveaux et des modèles d’affaires nouveaux, comme le paiement à l’usage".
Les perspectives de l’économie Internet de l’OCDE 2012 confirment que, non seulement en France mais dans toute la zone OCDE, "l’internet est devenu un secteur d’activité à part entière de plusieurs milliards de dollars, mais que c’est aussi une infrastructure indispensable à une part importante de l’économie mondiale".
L’Union européenne a bien identifié le secteur numérique comme l’un des piliers de la croissance de demain et l’une des réponses aux défis à venir. Elle en a fait l’un des sept axes majeurs constitutifs de la stratégie Europe 2020 qui a été lancée en mars 2010 pour promouvoir une croissance «intelligente, durable et inclusive». En effet, selon la Commission, le secteur des TIC génère directement 5% du PIB européen, mais contribue à l’augmentation de la productivité dans des proportions bien supérieures, à hauteur de 20%.
L’Union européenne prend-elle suffisamment en compte ce que la révolution numérique implique pour l’avenir du "modèle européen de civilisation"?
Toute la question est là, conclut le rapport.
Rubrique « Lu Pour Vous »
11 avril 2013