Cattaruzza. A et al., Etude, Délégation aux Affaires Stratégiques, Ministère de la Défense, Paris, septembre 2014, 29 p.
Par « balkanisation », ce rapport entend l’idée du morcellement territorial d’une entité politique en plusieurs Etats concurrents. Le mot renvoie aujourd’hui très fortement, à l’éclatement sanglant de la Yougoslavie du début des années 1990.
L’expression « balkanisation », si son usage s’est banalisé depuis les conflits yougoslaves des années 1990, « n’est pas neutre et renvoie à tout un imaginaire de la violence et du chaos politique ». Elle semble « présupposer une fragmentation sans fin du monde, une prolifération étatique, aboutissant à des Etats fermés sur eux-mêmes, conduisant soit à des systèmes autoritaires, soit à des Etats non-fonctionnels ».
La notion de « balkanisation » appliquée au cyberespace, au web ou à l’Internet, produit au moins deux effets : « elle conduit tout d’abord, à considérer tous les processus ainsi désignés comme une menace et à considérer la balkanisation dans le sens avant tout politique d’un morcellement par les Etats. Elle coupe le pied ensuite, à toute tentative de débats sur le réel danger de ces phénomènes qui relèvent en fait davantage de l’expression de rapports de force ».
C’est que des puissances comme les Etats-Unis, la Chine ou l’Europe «utilisent leur pouvoir de coercition pour établir différentes visions de ce que Internet devrait être ». L’avenir imposerait donc aux différents Etats de « choisir leur modèle d’Internet, en fonction de leurs valeurs et de leur régime politique, dans une gamme de propositions allant du modèle américain d’un Internet libre et sans entrave, au modèle chinois d’un Internet sous contrôle politique ».
Le caractère très large et polymorphe de cette expression, peut s’appliquer tant à la couche matérielle qu’aux couches logique et sémantique du cyberespace et intègre à la fois des aspects techniques et politiques, mais aussi juridiques et économiques.
Elle désigne en fait des phénomènes très larges et très disparates, qui « vont du contrôle étatique (souvent évoqué par le biais de la sécurité nationale) à la volonté des Etats de créer leurs propres infrastructures nationales (comme dans les débats sur les clouds souverains), en passant par les difficultés de définition de juridictions dans le cyberespace ou encore la volonté d’introduire dans les noms de domaines différents alphabets nationaux (cyrillique ou chinois en particulier) ».
Autrement dit, l’aspect malléable de l’expression permet sous le couvert d’une formule se présentant comme neutre et objective, de qualifier un ensemble très étendu de pratiques et de processus très divers. Elle couvre sous le même vocable « des débats aussi divers que le filtrage, la segmentation et la fragmentation potentielle résultant des politiques de sécurité nationale, le maintien de l’opérabilité et d’un fichier racine commun, les conflits autour des juridictions et l’application de la loi américaine dans le cyberespace via le principe d’extra-territorialité, le contrôle national des contenus et des usages dans le cyberespace, le modèle de gouvernance multi-parties prenantes par opposition à la montée en puissance d’un modèle intergouvernemental, les pressions commerciales qui cloisonnent les contenus numériques via les algorithmes sélectifs, les systèmes d’exploitation mobiles ou les app stores exclusifs ».
Ce discours de la « balkanisation de l’Internet » s’inscrit dans un contexte géopolitique particulier. De fait, l’affaire Snowden a servi de catalyseur à des tendances de fond qui ont émergé au début des années 2000, et qui dépassent largement le domaine du cyberespace.
Schématiquement, on peut distinguer huit orientations stratégiques majeures qui expliquent l’apparition de ce discours :
Première orientation : « la remise en cause de la suprématie des Etats-Unis, qui s’attaque à la vision d’un monde structuré autour de l’hyperpuissance américaine et basé essentiellement sur l’idéologie de la démocratie libérale considérée comme à vocation universelle. Cette remise en cause générale se répercute y compris dans le cyberespace ».
Deuxième orientation : « la fin d’un monde unipolaire, avec la montée en puissance des pays émergents, dont le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine, l’Afrique du Sud, (BRICS). Cette ascension de puissances émergentes engendre aux Etats-Unis, la crainte d’une perte de puissance et d’une potentielle menace que ces pays pourraient représenter contre les intérêts américains dans le monde ».
Troisième orientation : la reprise en main par les Etats du cyberespace. Celle-ci est particulièrement « visible dans le domaine militaire (multiplication rapide des doctrines militaires autour des questions de cyberdéfense, généralisation et banalisation des stratégies offensives), et dans le domaine de la sécurité (multiplication des agences de sécurité, création de cellules spécifiques au sein des polices et des douanes nationales, etc.) ».
Quatrième orientation : la dynamique de prolifération de lois et régulations visant à « défendre son propre cyberespace et à remettre en place un contrôle aux frontières. Ainsi, des appareils législatifs complexes autour de l’Internet sont apparus au niveau juridique, tant à l’échelle des Etats qu’à celle d’organisations régionales comme l’Union européenne ».
Cinquième orientation : la dynamique de globalisation du réseau. L’Internet est de moins en moins américano-centré. Car, « le nombre d’utilisateurs est en constante augmentation à l’échelle du monde et de ce fait apparaissent sur le cyberespace de nouvelles langues, de nouvelles pratiques et tout un ensemble de nouvelles communautés qui diversifient la toile et affaiblissent d’autant l’influence culturelle américaine en son sein ».
Sixième orientation : l’omniprésence de la technologie et l’accroissement de la surveillance généralisée. La technologie s’est aujourd’hui « insérée dans toutes les sphères privées et publiques de la vie quotidienne des individus et des organisations ».
Septième orientation : le renforcement du pouvoir des géants économiques (Google, Amazon, Facebook, Apple, IBM…etc.) « à travers diverses dynamiques, comme la généralisation du cloud computing et de l’Internet mobile. Ces phénomènes induisent un risque de fragmentation, tant au niveau de l’offre, que du contenu ».
Huitième orientation : la fin des illusions d’un monde Internet idéalisé entièrement connecté, globalisé et pacifié. Celle-ci ci « s’explique par deux facteurs. Tout d’abord, la permanence des conflits dans le monde est toujours d’actualité malgré les progrès constants des nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Ensuite, le cyberespace a perdu aujourd’hui auprès des internautes son image de neutralité et d’espace de liberté, tandis que les pressions politiques et économiques s’accentuent en son sein ».
Par ailleurs, un débat international émerge et se structure autour du thème de la gouvernance de l’Internet. La suprématie américaine dans le cyberespace est systématiquement remise en question en raison des dont ce dernier est l’objet. En effet, « l’augmentation du nombre d’internautes entraîne de nouveaux défis et impose de repenser les cadres de la gouvernance pour assurer la transition vers trois milliards d’utilisateurs. Il devient de fait important de penser un système permettant d’assurer la coexistence pacifique de tous, y compris les nouveaux entrants dans le cyberespace ».
Rubrique « Lu Pour Vous »
19 décembre 2024