Dandurand. L et al., Institut d’Etudes Internationales de Montréal, mai 2021, 16 p.
Dans sa note préliminaire, le rapport dit ceci : «le développement des technologies numériques a entrainé des transformations majeures de nos sociétés et de l’économie mondiale. Des chaines de valeurs transnationales se structurent et transitent désormais dans le cyberespace, générant des flux vertigineux de données massives, qui circulent à travers des réseaux et terminaux interconnectant des espaces économiques en compétition. Depuis la révolution informatique des années 90, la croissance des services digitaux et l’ampleur de l’adoption des solutions technologiques accélèrent la dématérialisation des échanges ».
Et la note de poursuivre : «les milliards de données d’internautes, d’entreprises et même d’États, à haute valeur économique, commerciale et stratégique, sont captées et transportées par des milliers de câbles sous-marins et de réseaux terrestres à destination de plateformes, de serveurs et d’algorithmes sous le contrôle d’acteurs privés constitués en empires numériques ».
Ces acteurs privés au sens de la note, sont essentiellement les firmes multinationales technologiques désignées sous les sigles de GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) pour les géants américains du web, et BHATX (Baidu, Huawei, Alibaba, Tencent, et Xiaomi) pour les géants chinois.
C’est que le numérique est partout, et l’intelligence artificielle connait des progrès fulgurants avec l’apparition de l’apprentissage profond, du data mining et de la technologie de la chaine de blocs, ou blockchain, or, la rapidité et la complexité du développement des technologies numériques échappent aux capacités des États et limitent de fait l’exercice de leur souveraineté dans le cyberespace.
Quelques chiffres saillants permettent de percevoir l’importance des effets structurants de cette transition inédite: en 2020 seulement, plus de 2 milliards de personnes utilisaient Internet, soit 30 % de la population mondiale, le commerce en ligne représentait 71% des activités d’Internet, et la plateforme de com-merce numérique Amazon réalisait un chiffre d’affaires de 35 millions de dollars par heure.
Du côté des logiciels, moteurs de recherche et réseaux socionumériques, on enregistrait 156 millions de courriels envoyés par minute, 484 000 messages WhatsApp envoyés par seconde, 3,8 millions de requêtes par minute dans le moteur de recherche Google, 10,2 millions de commentaires sur le réseau social Facebook toutes les vingt minutes et 24 milliards de visites mensuelles sur YouTube.
En effet, «avec la montée en puissance des géants du numérique constitués en pôles oligopolistiques, l’interpénétration des économies nationales cède place à une globalisation numérique, caractérisée par l’interconnexion des marchés et la transnationalisation des chaines de valeurs».
Autrement dit, les flux intensifs et continus de données massives, et la disparition des frontières entrainent la formation d’espaces corporatifs déterritorialisés, fondés sur des réseaux économiques et des circuits de produc-tion qui se déploient à l’échelle planétaire.
Ces changements disruptifs s’opèrent avec «l’automatisation des modes de production, la surveillance et le traçage des modes de consommation à l’aide d’algorithmes de prédiction. Il s’agit d’une tendance que l’Internet des objets et l’avènement de la 5G vont affermir et amplifier. Le contrôle des big data devient un intérêt majeur de puissance ».
Or, ces mutations technologiques et sociétales soulèvent des problèmes nouveaux de modèle de gouvernance, de régimes de régulation du progrès technologique, d’échelle de marché, et d’exercice de la souveraineté étatique dans le champ du numérique, face à l’accroissement de la dépendance des États aux technologies contrôlées par des acteurs privés transnationaux.
En 2014, le Rapport McKinsey estimait à 7800 milliards de dollars la valeur ajoutée créée par la globalisation des données, soit plus de la moitié du PIB de la Chine en 2019. C’est que «l’économie des big data et ses chaines de valeurs représentent un marché considérable en pleine expansion. Ce marché des mégadonnées, qui transcende les frontières, leurs structures, leurs fonctions et leurs fi-nalités, échappe au contrôle des États. De fait, le marché des big data est structurellement transnational et se concentre entre les géants du numérique GAFAM et BHATX (big tech) qui accroissent et consolident leurs monopoles par une intégration des marchés et des espaces économiques à l’échelle mondiale au moyen des plateformes numériques ».
Cette globalisation par le biais des plateformes numériques constitue le catalyseur le plus saillant de la transnationalisation et de la montée en puissance technologique, économique et capitalistique des big tech.
Des milliards de données circulent ainsi hors des espaces de souveraineté juridique des États. «Leur manipulation et leur exploitation à l’échelle globale, n’obéissent principalement qu’aux régimes de régulation des pays d’appartenance des big tech. Le fait est que l’importance économique des données semble éclipser l’enjeu de leur contrôle juridique et politique ».
Les firmes multinationales du numérique prennent ainsi de plus en plus d’importance et de pouvoir sur les transactions sociales et économiques, au détriment des États. «Elles contrôlent des centres de données (data centers), des câbles sous-marins intercontinentaux de télécommunications, la production d’algorithmes, et les services infonuagiques. L’écosystème du web semble glisser sous le pouvoir des acteurs privés. Ce pouvoir des géants du web sur nos données se traduit par la hausse vertigineuse de leur puissance de marché et de leur capital finan-cier, les transformant en entreprises systémiques d’échelle transnationale, capables d’imposer des rapports de force asymétriques aux États ».
Là encore, les chiffres sont éloquants : à l’été 2020, la capitalisation boursière d’Apple franchissait la barre des 2000 milliards de dollars, un record historique. À titre comparatif, le PIB du Canada se chiffrait à 2300 milliards de dollars canadiens (CAD) en 2019. Durant la même période, Alphabet Inc., la maison mère de Google, franchissait la barre de 1000 milliards de capitalisation boursière, tandis que Facebook et Tencent (le géant chinois) se valorisaient en bourse à plus de 600 milliards de dollars ».
C’est que les big tech ce ne sont pas que des puissances technologiques, ce sont de véritables puissances financières et économiques dont le pouvoir ne cesse de grandir grâce à l’in-novation technologique, l’exploitation des données comportementales et les algorithmes de prédiction.
L’émergence de l’Internet des objets et l’accroissement de la puissance des algorithmes s’imposent clairement comme des enjeux stratégiques et économiques déterminants pour les États.
Le principal effet de la transnationalisation des big tech est sans aucun doute le passage au capitalisme de surveillance. Ceci est à attribuer au développement de la puissance prédictive des al-gorithmes. Ce capitalisme de surveillance qui accélère son approfondissement avec les progrès de l’intelligence artificielle est fondé sur un principe simple : «extraire les données personnelles et vendre aux annonceurs des prédictions sur le comportement des utilisateurs ».
Ainsi, la mainmise libre et constante sur les données (big data) devient un impératif pour la survie de la puissance symbolique, économique et technologique des big tech. Car, « le développement des algorithmes de prédiction des comportements, et l’expropriation, au moyen des conditions générales d’utilisation (CGU) rarement comprises, des droits de propriété des usagers des technologies numériques sur leurs données, sont au coeur du modèle économique du capitalisme de surveillance. Les rapports de pouvoir clairement asymétriques instaurés par les big tech sur le contrôle et la monétisation des big data fondent leur pouvoir de marché ».
Avec l’économie algorithmique, «on est progressivement passé de l’extraction des données comportementales destinées à améliorer la vitesse, la précision des résultats de recherche ou les fonc-tionnalités des services numériques en eux-mêmes, vers le développement des capacités de lire les pensées des utilisateurs, afin de prédire leurs choix et orienter leurs préférences ».
Le capitalisme de surveillance, glissant vers un capitalisme d'influence, s’impose ainsi comme le marché des produits prédictifs fondé sur le profilage des internautes au moyen de l’analyse de leurs habitudes et comportements captés en ligne : «c’est le marché de l’intrusion dans la vie des consommateurs d’Internet ».
Il s’agit d’un capitalisme immersif, qui se construit sur « la marchandisation de l’expérience humaine devenue, à proprement parler, un produit de marché. Face à ces développements profonds du numérique, de nombreux États semblent être à la traine, et ces nouveaux espaces d’interactions et de transactions échappent à leur autorité ».
C’est la raison pour laquelle, « tout comme la régulation du traitement des données personnelles constitue un enjeu saillant de la transition numérique, la régulation des algorithmes représente un enjeu majeur pour la société de l'information. Car les algorithmes sont les piliers du profilage des comportements de consommation en ligne ».
En effet, la protection de la vie privée se complexifie et exige désormais d’aller au-delà de la régulation des normes de comportement des acteurs. Elle requiert désormais «la mobilisa-tion de capacités opérationnelles et régulatrices par des contre-pouvoirs aux big tech (États ou société civile) pouvant être déployées à une échelle globale » : les technologies intrusives doivent être régulées par des règles intrusives, souligne la note. Il s’agit « d’une intrusion des principes et des normes règlementaires dans les technologies elles-mêmes, de manière à orienter leur déploiement et leurs usages, sans limiter leurs capacités d’innovation, de sorte qu’elles ne portent pas atteinte à l’exercice de droits fondamentaux ».
Les effets transnationaux du pouvoir des big tech et les défis du capitalisme de surveillance qui se déploie à l’échelle globale, invitent ainsi les contre-pouvoirs aux big tech à sortir des logiques de rivalités et de régulation en silos, pour s’orienter vers des régimes transnationaux de régulation, qui rendent compte de l’interconnexion des réseaux économiques de la planète.