Boullier. D, Sciences Po, Paris, mai 2021, 114 p.
Au-delà de la fascination pour la performance boursière de certaines des plateformes GAFAM ou de la dénonciation de leur toute-puissance et de leurs interventions dans toutes les affaires du monde, comment peut-on penser l’émergence de ces entités d’un genre inédit ? Telle est la question centrale à laquelle ce rapport voudrait apporter une réponse.
Il précise d’emblée : «ne sont-elles finalement que l’extension des classiques multinationales, l’expression achevée de la globalisation, la manifestation des effets de réseaux, l’aboutissement classique de la dynamique des monopoles ? Comment peuvent-elles en arriver à menacer à ce point la souveraineté des Etats ? Ont-elles sérieusement des projets de souveraineté ? Contrôlent-elles vraiment quelque chose comme un territoire ?».
Mais il constate aussi que le «capitalisme financier numérique» a pris le pouvoir désormais et ses plateformes formatent les réseaux, les services et les applications à sa mesure, au point de menacer les règles de la concurrence et le contrôle politique des états-nations.
Pourtant, note-t-il, toutes les entreprises du numérique ne sont pas des plateformes : «IBM par exemple, toujours puissant, n’est pas une plateforme, car cette multinationale classique n’a pas organisé, selon la définition minimale classique, de place de marché à double versant (ou plusieurs versants) autour d’elle, même si elle a des sous-traitants et des armées de développeurs open source comme contributeurs».
C’est que le concept de plateforme, cette place de marché qui met en relation offres et demandes, qui bénéficie du travail de tous et prélève sa dîme sur la plupart, devra donc être précisé car ce statut fait toute la différence et toute la puissance de ces firmes, au point que certains parlent même de «capitalisme de plateforme» (Srnicek, 2017).
C’est la raison pour laquelle, en se focalisant sur les GAFAM, ce rapport ne vise que les plateformes systémiques, c’est-à- dire celles qui ont acquis «une telle puissance financière qu’elles peuvent organiser tout le marché autour d’elles, avec des positions de monopoles déjà bien attestées».
Ces monopoles sont déclenchés et accélérés par les effets de réseaux de ces plateformes puisque tout fournisseur, tout client, tout contributeur «trouvent beaucoup plus d’utilités à choisir ces plateformes où tout le monde est présent par comparaison avec d’autres plus réduites.
Mais il n’y a pas que les GAFAM, d’autres plateformes existent, telles les plateformes chinoises que sont les BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, et Xiaomi), qui sont tout aussi systémiques quoi que limitées de fait au marché chinois, à l’exception de quelques percées dans le monde occidental.
D’autres plateformes jouent un rôle important, mais ne peuvent prétendre au statut de systémique, car elles restent très sectorielles : on parle alors des NATU (Netflix, Air BnB, Tesla, Uber) avec une place malgré tout un peu étrange pour Tesla qui n’est en rien une plateforme.
Par ailleurs, le rapport note que l’on ne peut comprendre l’enjeu de souveraineté autour des plateformes sans distinguer d’un côté Amazon, Google et Facebook et de l’autre Apple et Microsoft qui ont une autre histoire, qui possèdent d’autres métiers indépendants de leurs statuts de plateformes, parfois plus rémunérateurs même.
Ce sont donc des firmes géantes dont le pouvoir ne cesse d’interpeller la souveraineté des Etats. Ainsi, la souveraineté industrielle a été perdue au profit des plateformes et de certains pays en matière d’approvisionnement de matières premières (dont les terres rares), ce qui est assez fréquent «étant donné le mode de production des machines high tech, mais aussi des composants de ces machines, puis des machines elles-mêmes (comme le montre la localisation de la chaine de valeur de l’iPhone».
La souveraineté sur la régulation des réseaux avait été abandonnée dans le même temps, dès lors que la gestion technique et la gouvernance d’Internet avait été confiées délibérément aux opérateurs en 1996, par l’administration Clinton. La NSF américaine «s’était dégagée de cette gestion, devenue certes trop lourde pour elle, dès lors qu’il fallait assurer un portail d’accès à d’autres acteurs privés, mais Internet aurait pourtant pu rester un service public, américain certes mais public. Désormais, ce sont des entités de droit californien (ICANN, IETF) qui gouvernent Internet dont la cooptation des membres comme les modes de décision (rough consensus and running code) n’ont rien à voir avec les traditions démocratiques ni avec les traditions des relations internationales, ni même avec celle des instances de normalisation technique (ISO ou ITU par exemple)».
La souveraineté sur les données a été abandonnée au fil de l’eau souvent, mais aussi par des accords internationaux comme le Privacy Shield : «les firmes, américaines en l’occurrence, peuvent rapatrier le stockage et exploiter les données qu’elles collectent en masse partout dans le monde, et ces données se trouvent alors relever du droit américain, mais aussi être potentiellement mise à disposition des services de police ou de renseignement américains».
La souveraineté fiscale a été considérée, depuis le début de l’effervescence de la nouvelle économie à la fin des années 90, comme très secondaire face aux promesses d’innovations et d’emplois annoncées par ces firmes encore de taille modeste à l’époque, mais devenues toutes-puissantes en moins de vingt ans.
La fraude fiscale, dite aussi optimisation fiscale lorsqu’elle exploite les ressources de la loi, et qui permet de rapatrier une très grande partie des bénéfices dans les paradis fiscaux, fut une condition essentielle de la puissance de ces plateformes.
La perte de souveraineté a atteint aussi les contenus et les conversations qui circulent sur ces réseaux. «La fin des années 2000 a connu une grande controverse sur l’économie numérique et le statut des droits d’auteur dans un contexte technique qui permet de copier et de faire circuler tout contenu à coût marginal quasi nul».
La confrontation entre plateformes et Etats-nations reste donc profondément asymétrique, en faveur des firmes si l’on considère leur puissance financière et leur absence de contrainte de gestion territoriale, ou en faveur des Etats si l’on considère leur puissance de régulation et la profondeur de leur contrôle sur les territoires qui sont les leurs.
C’est que l’extraterritorialité pourrait être considérée comme «une des bases même du plateformisme. Non seulement les activités de réseaux sont en permanence difficiles à localiser, mais les firmes se permettent de ne pas rapatrier leurs profits pendant des années, comme le fait Apple pour éviter une fiscalité toujours considérée par principe idéologique comme abusive».
Or, l’activité centrale de ces plateformes, soit le traitement de données, ne se fait pourtant pas dans les nuages, mais bien dans des data centers, qui doivent trouver des lieux, stratégiquement choisis, pour s’implanter, sauf que «la géographie que dessinent leurs implantations ne relève pas d’une géopolitique. Elle répond à deux exigences techniques majeures. La première les oblige à disposer de ressources énergétiques considérables pour alimenter leurs centres de données (qui fonctionnent à l’électricité) et surtout le système de refroidissement de ces centres, producteurs de chaleur par définition. Les territoires les plus froids seraient alors les bienvenus, comme le font par exemple les centres de calcul pour le Bitcoin, implantés de plus en en souvent en zone arctique, ce qu’a fait aussi Facebook pour son centre de Lulea au nord de la Suède».
Cela doit être mis en balance avec une seconde exigence, toujours plus importante : optimiser la latence de leurs systèmes pour leurs clients, entreprises ou particuliers. La latence est «la forme digitale de mesure de la distance, elle mesure en fait le temps de réactivité entre deux machines connectées, temps qui va dépendre de la distance physique en partie, mais aussi des capacités de réseaux installées et disponibles pour un partage entre utilisateurs.
Ainsi, Amazon possède ses régions et distribue ses serveurs de façon à «optimiser le contact avec la clientèle, pour les services de données avant tout (Amazon Web Services), mais aussi le service de e-commerce de Amazon. On ne peut pas promettre l’achat en 1 clic et la livraison immédiate sans investir dans une géographie distribuée de ses centres de données, en fonction de la localisation de la clientèle».
Force est de constater ici qu’il existe «une forme d’occupation des territoires par une plateforme comme Amazon, mais elle n’a rien à voir avec la dimension politique des Etats-nations, mais bien plutôt avec une proximité de réseau avec ses clients. Amazon optimise ainsi sa topologie indépendamment du statut des territoires qu’il investit».
Cela peut d’une certaine façon relativiser l’idée de firmes globales, tant elles restent centrées sur des zones géographiques bien spécifiques, ne déployant que le strict nécessaire, pourrait-on dire, pour capter des marchés émergents.
Une autre dimension géographique mérite d’être prise en compte, celle qui tenterait de «visualiser leur domination de marché sur des territoires nationaux en tant qu’ils sont porteurs de cultures, de langues, de sociétés particulières».
Peut-on parler pour autant de territoires des firmes ? Non, souligne le rapport. Car il s’agit avant tout de «parts de marché sur des territoires, mais l’effet de distribution spatiale de cette domination n’est pas anodine, elle crée d’ailleurs une forme d’appartenance de plus de deux milliards de personnes à une même entité, à travers un compte et un contrat signé avec acceptation de Conditions Générales d’Utilisation similaires dans le monde entier, ce qu’aucune autre entité juridique ne peut prétendre accomplir, pas même l’église catholique (1,3 milliards de fidèles seulement !)».
D’un autre côté, les plateformes ne sont pas non plus de simples places de marché, qui optimisent leur fonction d’intermédiaires en attirant toutes les offres et toutes les demandes et en bénéficiant de rentes installées sur toutes les transactions. Elles sont porteuses explicitement «d’un modèle de société, d’un modèle de non-droit, d’une vision du monde qui ne peut se résumer aux thèmes chers au courant de la singularité et du transhumanisme», qui anticipent le basculement de l’humanité dans un état technologique qui la «ferait changer de nature, grâce à son couplage ou à son dépassement par l’intelligence artificielle, dans une vision d’un évolutionnisme technologique radical et incontrôlable, au profit de quelques-uns seulement».