Mickaël Vallet. M, Malhuret. C, Rapport, Sénat, Paris, juillet 2023, 199 p.
Réseau social au succès mondial, TikTok présente la particularité, par rapport aux autres plateformes numériques de cette envergure, d’avoir été créée en 2012, par une entreprise chinoise, ByteDance, dans le cadre d’une stratégie d’influence à grande échelle de la Chine.
Mais l’entreprise ne cesse de s’employer à démontrer qu’elle est complètement séparée de la branche chinoise de la maison-mère, ByteDance, et «qu’elle n’est donc pas soumise au contrôle ni à l’influence des autorités chinoises».
Or, le rapport estime que ce postulat ne résiste pas à l’examen. Il note «qu’il existe des liens étroits entre TikTok et les entités situées en Chine du groupe ByteDance, tant sur le plan des transferts de données que des technologies utilisées, de la propriété intellectuelle ou encore des relations entre les employés».
C’est pour dire, affirme le rapport, que «les risques…que peuvent représenter des entreprises chinoises mondialisées telles que Huawei ou TikTok, doivent être appréhendés dans le contexte des vastes opérations d’influence menées par la Chine depuis plusieurs années et mobilisant plusieurs leviers d’action, en particulier les entreprises internationales et les réseaux sociaux».
Ces opérations poursuivent plusieurs objectifs. D’une part, «produire un discours positif sur la Chine, son hégémonie, ses valeurs et son modèle, souvent présenté en opposition avec le modèle de la démocratie libérale qui prévaut aux États-Unis et en Europe. D’autre part, empêcher tout discours négatif sur le Parti Communiste Chinois».
Cette stratégie d’influence, aux prétentions hégémoniques, emprunte les concepts classiques suivants :
- la «guerre de l’opinion publique», qui consiste à «créer un environnement d’opinion publique favorable à l’initiative politique et à la victoire militaire»,
- la «guerre psychologique», qui consiste à «utiliser des informations spécifiques et des médias pour des actions de combat qui affectent la psychologie et le comportement du public cible»,
- et la «guerre cognitive» qui, se situant au croisement de la guerre de l’opinion publique et de la guerre psychologique, consiste à «utiliser la guerre psychologique pour façonner et même contrôler les capacités cognitives de l’ennemi et de prise de décision».
En effet, note le rapport, «au regard de sa croissance, du nombre de ses utilisateurs, particulièrement jeunes, et de sa capacité à susciter une utilisation intensive grâce à un algorithme de recommandation dynamique favorisant la succession de vidéos en format court, TikTok apparaît comme un levier potentiel pour contribuer à cette guerre cognitive dont le but ultime est de manipuler les valeurs, l’esprit/l’éthos national, les idéologies, les traditions culturelles, les croyances historiques, etc., d’un pays pour les inciter à abandonner leur compréhension théorique, leur système social et leur voie de développement».
Ce rapport de force dans le domaine cognitif «vient finalement exploiter quelque chose d'assez ancien. Mais celui-ci est adapté à des contenus extrêmement personnalisés, et s'insère dans une démarche de répétition, qui, alliée à des contenus courts, permet de capter l'attention de l'utilisateur et de le rendre très dépendant des contenus qu'il consulte».
TikTok représente ainsi une «force de frappe internationale que le régime chinois pourrait mettre à profit afin d’affaiblir les résistances d’une jeunesse mondiale qui constituera, dans quelques années, le principal concurrent à une société et à une force productive chinoises en quête d’hégémonie et d’une plus grande reconnaissance internationale».
Autrement dit, «ce que l'on ne sait pas, c'est à quel point le fait de mettre du contenu tendant à abêtir les utilisateurs, correspond ou non à une stratégie de la Chine. Est-ce seulement une conséquence néfaste de l'algorithme, surtout conçu a priori pour faire du profit, suivant l'intérêt de TikTok et de ByteDance? Mais comme la plateforme a du succès, elle intéresse nécessairement les services chinois, qui peuvent être intéressés par la diffusion de contenus». C’est dire que le succès international de l’entreprise, et de l'écosystème technologique dans son ensemble, ne peut être assuré sans un soutien manifeste du Parti communiste chinois (PCC).
Car, en Chine comme en Russie, «il est impossible pour une entreprise dépassant une taille critique, d'échapper au contrôle du régime politique».
Ce contrôle peut se matérialiser de différentes façons, dont notamment:
- la présence de cellules du PCC au sein de l’entreprise, comme c’est le cas pour Huawei, le PCC disposant de 300 cellules et de 12 000 membres parmi les salariés de l’entreprise.
- l’exigence d’avoir un nombre minimum de salariés inscrits au PCC au sein de l’entreprise, en particulier s’il s’agit de joint ventures entre des entreprises chinoises et des entreprises étrangères. Il est ainsi estimé que le PCC compte 92 millions de membres en Chine, avec une tendance croissante estimée à 2 millions d’adhésions supplémentaires par an.
- l’accès facilité à des financements bancaires, en particulier de la part de la China Bank et de la China Export-Import Bank.
- les prises de participation minoritaire au capital des grandes entreprises (Alibaba, Tencent, ByteDance, maison mère de TikTok…etc.) par l’intermédiaire des «golden shares» détenues par l’Administration du cyberespace de Chine, «permettant au PCC de siéger à leur conseil d’administration et de veiller, en conséquence, au bon respect de la ligne du Parti».
Par ces divers procédés de surveillance et de contrôle, la Chine renforce ainsi progressivement «son implication dans le développement et la gouvernance des grandes entreprises chinoises qui se développent internationalement».
Rubrique «Lu Pour Vous »
21 décembre 2023