Grimonpont. A, Actes Sud, Lyon, 2022, 256 p.
L’on ne lit plus le journal, l’on écoute plus les nouvelles, l’on ne regarde plus le journal télévisé du soir. Chacun de nous «consulte son fil d’actualités, lequel ne fait qu’égrener les dernières informations qui flattent son biais de confirmation et confirment son système de représentations». Même lorsque les articles que nous consultons sur les réseaux sociaux émanent de médias scrupuleux et nuancés ayant l’habitude de donner à voir plusieurs points de vue, «ces articles passent par le filtre des algorithmes et sont donc en priorité sélectionnés pour leur aptitude à conforter notre point de vue initial».
Les réseaux sociaux ne se limitent pas à renforcer nos croyances. «Leurs algorithmes nous entraînent vers les sujets sur lesquels nous avons le plus de chances de développer une position radicale».
Ainsi, d’après un rapport interne de Facebook de 2016, «deux tiers des personnes ayant rejoint un groupe extrémiste sur la plateforme, l’avaient fait suite à une recommandation de l’algorithme». Autrement dit, «en se prétendant garantes de la liberté d’expression, les plateformes se font les porte-paroles les plus puissants ayant jamais existé des croyances infondées et des idées clivantes».
Dans le même temps, la substitution rapide des réseaux sociaux aux médias traditionnels comme source primaire d’accès à l’information a de lourdes conséquences sur la manière dont se construit et se met à jour l’opinion de 4 milliards de personnes. Elle a aussi de lourdes conséquences sur le métier de journaliste
En effet, un journaliste «doit considérer l’accusation sans preuve, l’intention de nuire, l’altération des documents, la déformation des faits, le détournement d’images, le mensonge, la manipulation, la censure et l’autocensure, la non-vérification des faits, comme les plus graves dérives professionnelles. Le journaliste digne de ce nom, doit tenir l’esprit critique, la véracité, l’exactitude, l’intégrité, l’équité et l’impartialité pour les piliers de l’action journalistique».
Or, les réseaux sociaux ne cessent de s’interposer entre les médias traditionnels et leurs lecteurs, et de s’imposer peu à peu comme première porte d’accès à l’information.
C’est la raison pour laquelle, les chaînes d’information les plus regardées au monde (BBC News, Al Jazeera, Sky News), «tirent désormais la majeure partie de leur audience des plateformes numériques, ce qui signifie que la plupart des actualités consultées passent par le filtre des algorithmes».
En d’autres termes, si les médias traditionnels conservent un rôle clé dans la production de contenus informatifs, ce ne sont plus eux qui choisissent à quelles informations l’on accède, car «au filtre des comités éditoriaux des médias traditionnels se superpose le filtre des plateformes : sont avant tout promus les articles, les actualités et plus généralement les informations ayant la meilleure capacité à retenir notre attention».
Par conséquent, «que les grandes plateformes numériques l’admettent ou non, l’avenir des démocraties se trouve aujourd’hui largement entre les mains de leurs IA de recommandation et des décisions arbitraires qu’elles prennent en lieu et place d’institutions démocratiques. Elles structurent la manière dont se propagent les idées et les mouvements politiques, et sont donc capables d’influencer l’issue des élections partout sur terre».
L’on note ici les pratiques des sociétés telles «Cambridge Analytica», qui se sont spécialisées dans «la manipulation électorale via le profilage de la population et l’envoi de publications ciblées à chaque segment de l’électorat. Il est aujourd’hui estimé que Cambridge Analytica (désormais dissoute) et sa société mère SCL ont sapé plus de deux cents élections à travers soixante huit pays sur les cinq continents».
De même, «l’élection présidentielle américaine de 2016 et le vote du Brexit au Royaume-Uni, comptent parmi les cas de manipulation les plus célèbres» Mais les cibles les plus nombreuses résident dans les démocraties instables des pays émergents d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine : «en bouleversant l’issue d’élections et de référendums partout sur terre, de telles stratégies ont facilité l’accès au pouvoir de dictateurs et engendré une défiance généralisée et légitime vis-à-vis du processus démocratique»...
Des espaces privés, régis par leurs propres règles et hors du contrôle des États, font donc et défont les opinions publiques et les démocraties. Il est par conséquent, urgent de réguler ces nouveaux espaces.
Les réseaux sociaux «ne sont pas une fatalité intrinsèquement liée à leur usage, ni le fruit d’une stratégie machiavélique coordonnée, ni encore le fait de notre inadaptation cognitive. Ils sont la conséquence prévisible d’un modèle économique entièrement structuré autour de la captation et de la rétention de notre attention».
Ils ne font que poursuivre leurs intérêts privés comme les autres entreprises. Rien n’empêche par contre, de les encadrer pour soumettre leurs intérêts privés à l’intérêt général. Car, note-t-on, les plateformes sociales appartiennent simultanément aux trois catégories de technologies dangereuses :
Elles sont tout d’abord dangereuses par essence : «maximiser par tous les moyens possibles le temps passé par leurs utilisateurs, représente une menace directe pour notre développement cognitif et notre santé mentale».
Elles sont dangereuses ensuite, à cause de l’usage malintentionné qui en est fait : «permettre à n’importe quelle organisation d’administrer des messages personnalisés à des millions d’utilisateurs représente une menace directe pour la démocratie».
Elles sont dangereuses enfin, à cause de leurs considérables effets indésirables. «Ceux-ci ne sont pas intentionnellement programmés, mais découlent de l’exploitation à grande échelle de nos appétences biologiques et de nos biais psychologiques. Ce phénomène est à l’origine d’une polarisation, d’une radicalisation et d’une désinformation de masse de la société».
Les États ont de ce fait, un rôle fondamental à jouer, pour créer et financer des autorités de régulation indépendantes, chargées de soumettre l’intérêt des plateformes à l’intérêt de la population.
Rubrique «Lu Pour Vous»
3 août 2023