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«Algocratie : vivre libre à l’heure des algorithmes» (1/4)

Grimonpont. A, Actes Sud, Lyon, 2022, 256 p.

Dans la préface à cet ouvrage, Jean-Marc Jancovici dit ceci : «Youtube engendre à lui seul un quart du flux vidéo sur Internet, et la vidéo est elle-même à l’origine des trois quarts du trafic data sur le net. Si l’on ajoute toutes les vidéos postées sur Facebook, Twitter, Instagram, Linkedin, et sur d’autres plateformes encore, pas loin de la moitié du trafic data du système digital mondial, découle de la consultation d’images animées postées sur des réseaux sociaux».

L’angle de cet ouvrage, lit-on toujours dans la préface, «c’est le rôle des réseaux sociaux dans la formation de l’opinion, quel que soit le sujet. Ou dans la déformation de l’opinion, devrait-on plutôt dire».

Ces réseaux rétrécissent le champ de vision, en ne proposant que des informations qui confortent des opinions préexistantes. Ils «analysent nos préférences à partir de nos statistiques de consultation  (et) vont assez rapidement, faire un tri et restreindre ce qui nous est proposé dans les fils d’actualités à ce qui attire le plus notre attention, pour que l’on y retourne le plus souvent possible».

La raison derrière cela, est simple : «ces plateformes vivent de la publicité, et obéissent donc aux mêmes canons de beauté que les médias commerciaux. Leurs clients sont les annonceurs et leur produit est du temps de cerveau disponible. Plus nous sommes attirés par les contenus proposés dans les fils d’actualités, plus nous passons de temps sur ces réseaux, et plus ils peuvent vendre de publicité».

En s’adressant chaque jour à plusieurs milliards d’individus, ces réseaux sociaux (ou plutôt leurs algorithmes qui décident des contenus qui nous seront proposés) «jouent un rôle majeur dans la diffusion ou non de l’information. Si leur mode de fonctionnement est de privilégier des informations qui nous laissent dans notre zone de confort, ils nous empêcheront par là même d’être correctement informés, notamment sur les faits».

Et le préfacier de poser une série de questions : «que faire quand une poignée de groupes privés ont réussi à occuper une position dominante dans la structuration de notre rapport au monde, grâce à des algorithmes pilotant ce qui apparaît sur des interfaces dont nous sommes presque tous dotés ? Que faire quand les intérêts de ces groupes ne sont pas du tout les intérêts de la collectivité ? Que faire quand les sièges sociaux de ces groupes sont situés dans un pays dominant qui voit l’Europe (et le monde) avant tout comme un paquet de consommateurs et un vivier où se servir en ingénieurs ?».

La note de préface reconnait qu’il n’y a pas de réponse évidente à ces questions, mais insiste sur l’urgence de les poser.

Car, aujourd’hui, une poignée d’intelligences artificielles (IA) mues par des intérêts privés, jouent un rôle primordial dans la manière dont s’informent plusieurs milliards d’humains. «Les IA de recommandation des plateformes sociales, algorithmes centraux dans la mécanique de ces géants numériques, sont en compétition pour attirer et retenir captive notre attention».

Ces plateformes «décident de ce que pensent deux milliards d’êtres humains tous les jours. Elles ont plus de pouvoir qu’aucun gouvernement n’en a jamais eu au cours de l’Histoire».

La question centrale qui devrait être posée ici est la suivante : mettre les plateformes sociales et leurs IA de recommandation au service de l’intérêt général est une priorité absolue. Cela permettrait de «combattre efficacement de nombreux problèmes de société nés de leur usage immodéré : addiction, dégradation de la santé publique, isolement, radicalisation». Cela pourrait également être «une condition préalable à la résolution des grands défis nécessitant une coopération internationale : protection des ressources naturelles, lutte contre le changement climatique et réduction des inégalités…etc.».

C’est que bien qu’il ne s’agisse pas d’un besoin physiologique, «nous passons plus de temps sur Internet qu’à manger, parler ou marcher, plus de temps qu’à lire des livres, écouter la radio ou regarder la télévision, et plus de temps que toutes ces activités combinées».

Facebook possède en 2022, près de trois milliards d’utilisateurs réguliers, Youtube plus de deux milliards, Instagram (propriété de Facebook) un milliard et demi et TikTok, apparu en 2016, dépasse déjà le milliard.

Toutes ces plateformes ont sensiblement le même modèle économique. Il consiste à «transformer le temps que nous y passons en revenus publicitaires». De là naît une compétition redoutable pour se partager une ressource rare et précieuse : notre temps d’attention.

C’est de ce nouveau pétrole que dépend notre exposition à la publicité, revenu quasi exclusif de tous les réseaux sociaux.

Il faudrait préciser ici, note l’auteur, que «l’économie de l’attention a vu le jour bien avant Internet et les réseaux sociaux. Les médias traditionnels (presse, journaux et chaînes télévisées) participent tous, à divers degrés, à la conquête de l’attention. Qu’ils vivent de recettes publicitaires ou du produit de leurs ventes, l’audience est en effet la première condition de la survie et de la prospérité économique des médias. Leur modèle économique a donc toujours été soumis à un impératif : capter notre attention».

Il faudrait aussi préciser que «le développement des réseaux sociaux marque une nouvelle étape dans l’économie de l’attention: à la différence des médias classiques, ils ne produisent pas leurs propres contenus. Ce ne sont que des plateformes d’intermédiation entre producteurs et consommateurs de contenus (d’où le nom de plateforme sociale)».

Leur force réside dans leur capacité à construire des audiences gigantesques et à les fidéliser grâce à leurs recommandations personnalisées. Du point de vue de leur modèle économique, YouTube et Facebook, tout comme les autres réseaux sociaux, sont des médias strictement publicitaires.

Leur «gratuité» apparente est en effet une condition fondamentale de leur popularité. En 2021, «Meta (société mère de Facebook) a tiré 98% de ses revenus de la publicité, le groupe Alphabet (société mère de Google) 80%, et les autres réseaux sociaux, près de 100%. Les profits générés par ces entreprises reposent donc sur la quantité de publicité ciblée administrée à leurs utilisateurs, laquelle dépend elle-même du temps passé sur les plateformes».

Au total, les 3,8 milliards d’utilisateurs réguliers des réseaux sociaux y consacrent en moyenne environ 2 heures et 30 minutes quotidiennes. Cela signifie que chaque année, «un utilisateur passe en moyenne deux mois de sa vie éveillée sur les réseaux sociaux. Le temps démesuré que nous allouons à nos écrans n’est pas qu’un effet secondaire du fonctionnement des plateformes : il en constitue le premier objectif et le principal indicateur de performance».

L’économie de l’attention est d’autant plus prospère que la ressource dans laquelle elle puise (le temps de cerveau disponible) a considérablement augmenté au cours des décennies passées. Pour tirer parti de cette manne, toutes les plateformes sociales reposent sur le même modèle : «elles construisent pour chaque utilisateur un fil d’actualités, c’est-à-dire une sélection personnalisée d’informations hiérarchisées dans l’objectif de capter son attention. C’est au sein même de ces fils d’actualités que sont placées les publicités ciblées, à raison d’environ une publication sur quatre pour Facebook et Instagram ou, dans le cas de Youtube, au début de chaque vidéo».

Les annonceurs achètent ces emplacements via un système d’enchères, et, pour chaque publicité affichée à l’écran, les plateformes engrangent quelques centimes d’euros. Il existe plusieurs systèmes d’enchères.

Multiplié par les millions d’années cumulées passées par leurs utilisateurs à faire défiler leurs fils d’actualités, «ce modeste pécule a suffi à bâtir des empires économiques figurant parmi les plus importantes capitalisations boursières de la planète».

Rubrique «Lu Pour Vous»

6 juillet 2023

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