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«Les Lumières à l’ère numérique» (1/3)

Bronner. G et al., Rapport, Paris, janvier 2022, 124 p.

L’un des faits contemporains les plus marquants est, pour ce rapport, «la dérégulation massive du marché de l’information, accélérée par le développement d’Internet». Celle-ci peut être décrite par deux faits importants au moins : «d’une part, par la masse extraordinaire et inédite dans l’histoire de l’humanité, des informations disponibles et, d’autre part, par le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde sur ce marché devenu proliférant».

Et le rapport de poser la question essentielle : «cette concurrence généralisée des points de vue, non hiérarchisés selon les compétences et le savoir de ceux qui les font valoir, peut-elle faire advenir ce monde de connaissance auquel aspiraient nos ancêtres du siècle des Lumières ?».

Pas nécessairement dit-il. Car, «si Internet et les réseaux sociaux autorisent l’accès à un volume jamais atteint de connaissances et d’infor­mation fiables, ils ont également ouvert la voie au partage d’une grande quantité de fausses informations, dont les conséquences restent rarement confinées aux réseaux sociaux».

Or, la désinformation en ligne n’est pas le coeur du problème. Elle est le révélateur et le catalyseur des maux de sociétés. Elle contribue toutefois bien souvent à les exacerber.

C’est que l’instantanéité et l’ubiquité des réseaux sociaux notamment, permettent à des contenus nuisibles d’apparaître et de se diffuser simultanément aux événements sur lesquels elles portent.

En effet, «des services étatiques, des criminels ou de simples individus peuvent à moindre coût organiser une viralité artificielle de contenus, masquer leurs traces et leur identité, fabriquer de fausses images ou de fausses vidéos quasiment impossibles à distinguer des vraies dans le but de nuire, faire du profit, avancer leurs intérêts ou encore déstabiliser des sociétés démocratiques».

Cette information est d’autant plus virale qu’elle est organisée dans un monde numérique dérégulé : «elle est régie par des logiques algorithmiques qui échappent à notre regard et peuvent dès lors contribuer à orienter la formation de nos opinions à notre insu».

Ceci contribue, observe le rapport, à faire des plateformes sociales des lieux d’expression conflictuels, plutôt que des espaces de partage et de discussion raisonnée des points de vue. On sait d’ailleurs que «les prescriptions algorithmiques des réseaux sociaux peuvent participer à la radicalisation des esprits. Selon un rapport interne de Facebook, par exemple, les individus ayant intégré un groupe extrémiste sur le réseau social l’ont fait dans deux tiers des cas suite à une recommandation de l’algorithme».

Les algorithmes façonnent ainsi notre rapport à l’information d’une manière qui reste encore souvent trop opaque pour l’utilisateur comme pour le législateur.

En matière de désinformation et de théories du complot, le rapport relève que «la première impression induite par une fausse information perdure souvent, même lorsque l’individu qui y a été confronté apprend qu’elle est bel et bien fausse. Le démenti ne suffit donc pas toujours à faire disparaître cette empreinte qui a marqué son esprit et le conduit à avoir ensuite une interprétation erronée de toute nouvelle donnée sur le même sujet. On le comprend, l’instantanéité des réseaux sociaux confère dès lors un certain avantage concurrentiel aux fausses informations, rapides à générer et à diffuser, face aux informations fiables qui nécessitent, elles, du temps pour être vérifiées et recoupées».

Un autre aspect du fonctionnement d’Internet est que l’on a souvent tendance à favoriser les informations nouvelles qui vont dans le sens de nos croyances établies par rapport à celles qui pourraient les contredire, surtout lorsque les croyances en question sont en lien avec nos valeurs. Il s’agit là du célèbre biais de confirmation «qui nous incline ainsi à rechercher avant tout des informations qui renforceront nos points de vue. Internet facilite l’expression de ce biais, dans la mesure où la quantité d’informations disponibles y est telle que chacun pourra y trouver en quelques clics celles qui le satisferont, indépendamment de leur adéquation au réel».

Cela pourrait inciter certains individus concernés à s’entourer sur les réseaux sociaux de personnes qui partagent leurs croyances complotistes, formant ainsi des «chambres d’écho» au sein desquelles les positions se radicalisent progressivement.

Par ailleurs, l’état de saturation du marché de l’information en ligne met à rude épreuve notre capacité de vigilance épistémique. En effet, «le nombre de contenus auxquels nous sommes confrontés est tel que nous ne pouvons accorder que peu de temps à l’évaluation de la crédibilité de chacun d’entre eux, ce qui nous rend davantage perméables aux fausses informations. La répétition en ligne d’une information erronée peut de plus renforcer son pouvoir de persuasion, puisque plus nous rencontrons le même argument, le même post ou le même tweet, plus nous avons l’impression qu’il est vrai».

La possibilité d’un espace épistémique et de débat commun se trouve ainsi sinon mena­cée, du moins mise à l’épreuve.

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