Babinet. G, Ed. Le Passeur, 2016, 177 p.
Alors que la révolution digitale ne fait que commencer, «les entreprises traditionnelles, les institutions publiques et les autres types d’organisations n’ont qu’une très vague compréhension des transformations qu’elles vont devoir amorcer pour rester dans la course». Tel est le diagnostic que l’auteur établit s’agissant de ce qu’il appelle la «transformation digitale».
Il affirme qu’à la différence de la seconde révolution industrielle, où les machines spectaculaires laissaient entrevoir l’importance des changements à venir, «il n’y a dans cette révolution digitale que peu de machines. C’est une révolution de l’information, silencieuse, presque invisible, mais d’une puissance inégalée». Car, c’est l’essence même de l’entreprise qui pourrait être touchée, ses processus de production, son modèle d’affaires, son organisation et, au-delà, sa culture même.
Il paraphrase ainsi le scientifique Joël de Rosnay qui voit en l’entreprise de demain, une véritable plateforme d’intelligence collective, une interface d’échange de données et de mise en oeuvre du potentiel d’expertises distribuées et un facteur d’aplatissement et de fluidification des processus.
Il pense que le retard du management des entreprises en matière d’agilité digitale est patent. Quant à l’appropriation des techniques, ne serait-ce qu’en gestion des applicatifs d’entreprises, les progrès à faire sont considérables.
De la chronologie. Le 1er avril 2016, Apple a soufflé ses quarante bougies. C’était alors l’entreprise dont la valorisation boursière était la plus élevée au monde : 574 milliards de dollars, soit un peu plus de la moitié de la valorisation de l’ensemble des quarante plus grandes entreprises françaises. À cette même date, les quatre entreprises américaines les plus importantes du digital (Google, Amazon, Facebook, Apple) totalisaient une valorisation de 1 740 milliards de dollars, soit plus que les PIB de l’Espagne et du Portugal réunis, et bien au-delà de la valeur de l’ensemble du CAC 40.
La moyenne d’âge de ces quatre entreprises n’est que de 23 ans. La plus jeune, Facebook, n’a que 11 ans. Un âge qui contraste avec celui des entreprises du CAC 40 dont la moyenne est de 101 ans. Ces quatre entreprises (les GAFA) symbolisent le dynamisme et le caractère innovant de l’économie américaine.
Pourtant, les GAFA pourraient bien ne constituer qu’une étape vers des performances plus surprenantes encore. On évoque déjà celle des NATU (Netflix, Airbnb, Tesla, Uber), dont la moyenne d’âge n’est que de 12 ans et dont la valeur collective est de 140 milliards de dollars. À l’exception d’Apple, «aucune de ces huit entreprises n’affiche une croissance inférieure à deux chiffres, deux d’entre elles, Tesla et Uber, connaissent même une croissance à trois chiffres, une performance jamais observée pour des entreprises représentant déjà plusieurs milliards de chiffre d’affaires».
Quant aux BATX chinoises (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi), elles enregistrent une valorisation cumulée de 500 milliards de dollars, alors que leur moyenne d’âge n’est que de 14 ans.
Ces structures, simples petites start-up jusqu’à tout récemment, sont devenues des empires dont les activités s’étendent sur plusieurs continents, si ce n’est sur l’ensemble de la planète. En général, chacune d’elles domine son marché après avoir supprimé de nombreux intermédiaires : agences immobilières, hôteliers, chaînes de télévision, loueurs de vidéos, taxis, etc.
La stupéfaction des acteurs locaux est grande, ceux-là mêmes qui se croyaient protégés par «la domination qu’ils pensaient avoir acquise sur leur marché», qui imaginaient que la réglementation qu’ils étaient parvenus à induire (grâce à une action de lobbying sur les régulateurs) les préservait de toute forme sérieuse d’agression.
Toutes les entreprises traditionnelles paraissent en effet tétanisées par le développement spectaculaire et, semble-t-il, inexorable des GAFA, NATU, BATX et autres Fintech (les start-up issues du monde de la finance), chacune étant déterminée à «désintermédier» un ou plusieurs acteurs traditionnels.
Les nouveaux acteurs semblent s’en tenir à une seule règle: satisfaire leurs usagers, coûte que coûte, «fût-ce au prix d’un bras de fer avec la régulation et les acteurs en place». Leur appétit est insatiable : «dès qu’ils ont affirmé leur maîtrise d’un marché, ils en attaquent un autre, avec d’autant plus de facilité qu’ils ont déjà une connaissance étroite de leurs clients».
Les nouveaux paradigmes technologiques les ont amenés à penser le fonctionnement des entreprises, ainsi que les relations avec leurs clients et leurs partenaires, d’une manière radicalement différente.
Google a ainsi affirmé sa volonté de désintermédier de nombreux secteurs : «les fournisseurs de logiciels de bureautique (Google for Works), les fournisseurs de cartes géographiques (Google Maps) ou encore les régies publicitaires (Google AdWords, Google Analytics), sans parler des libraires (Google Books), des fabricants d’agendas et de carnets de notes (Google Agenda, Google Keep), des revues de publication scientifique (Google Scholar)»…etc.
Google est aussi présent dans l’énergie électrique, la fourniture d’accès Internet, la domotique, l’automobile, la santé, les technologies de stockage de données…etc.
En récoltant le plus d’informations possible sur ses usagers, Google dispose d’une compréhension très fine de ce qu’ils sont et de leurs besoins.
Mais cette évolution n’a été rendue possible que parce que les data et leur traitement ont atteint un coût marginal, créant ainsi des opportunités inconcevables autrement.
D’une révolution que beaucoup ont qualifiée de technologique, «nous sommes en train de passer à un changement de civilisation, à une révolution anthropologique».
Une caractéristique essentielle de cette révolution réside dans la capacité presque illimitée d’accéder aux connaissances et aux techniques : «les coûts marginaux de communication ont initié un niveau de partage sans précédent : les idées, les techniques, les données peuvent aisément se rendre disponibles à tous. Le niveau de transparence que ce processus a induit sur les organisations et les individus est considérable».
En conséquence, la plupart des États ont mis en place d’importantes politiques d’open data visant à rendre les institutions publiques plus transparentes : «face au doute, c’est l’ouverture qui prévaut».
La non-divulgation «ne devrait jamais se justifier par l’entreprise de protéger des intérêts personnels de responsables gouvernementaux aux dépens de ceux qu’ils devraient servir».
L’open data et la transparence touchent également les entreprises, qui «doivent désormais rendre des comptes sur la façon dont elles traitent leurs travailleurs, et dont elles respectent l’environnement dans leurs processus de production».
Trois dynamiques fondamentales structurent la révolution digitale: «la multitude, soit le fait que nous soyons désormais des centaines de millions à utiliser Internet et donc à interagir, la loi de Moore, qui a vu la puissance des microprocesseurs croître fortement et régulièrement au cours des quarante dernières années, les data et l’explosion qu’elles ont permise en matière d’analyse de données et d’utilisation d’algorithmes en tous genres, ce que l’on appelle généralement l’algorithmie et les Big Data».
C’est que l’on a de cesse de créer des données : «chaque minute, 3,2 millions de commentaires, photos et vidéos sont partagés sur Facebook, qu’utilisent désormais 1,74 milliard d’humains. Dans le même temps, 204 millions d’e-mails sont envoyés et 300 heures de vidéos sont uploadées sur YouTube. Toutes les 15 secondes environ, chacun des 7 milliards de téléphones mobiles crée spontanément de la donnée de localisation pour pouvoir fonctionner, déterminant ainsi l’emplacement précis de la quasi-totalité de l’humanité».
On estime qu’en 2025, il pourrait y avoir 100 milliards d’objets connectés en sus des smartphones et autres tablettes, soit autant de machines qui créent de la data véhiculée par l’Internet. Chacune de ces machines «générera des data de tous types, donnant de précieuses informations sur les activités humaines, l’environnement, la médecine, les sciences, les agents économiques, bref, sur le fonctionnement d’une infinité de systèmes complexes, auparavant isolés, incapables de communiquer avec un réseau unique».
Et l’auteur de conclure : «nous rentrons dans une ère où la plateforme (le système de gestion unifié des données de l’entreprise) permet d’envisager un modèle où la verticalité et les silos sont presque totalement absents. C’est plus efficace en ce qui concerne les processus simples, mais cela permet également de disposer d’un outil de fonctionnement beaucoup plus adapté à l’innovation de rupture et à l’apparition du phénomène d’innovation itérative».
Cette innovation vient avant tout «des écosystèmes qui privilégient la diversité de cultures, de compétences, d’expertises techniques. Les organisations qui parviennent à mélanger les nationalités, les disciplines et les regards sur le monde sont probablement les plus efficaces dans le jeu de l’innovation».