Ferrara. J-J, Kleisbauer. P-M, Assemblée nationale, Rapport, Paris, février 2022, 125 p.
La Méditerranée est le bien commun des États riverains, note ce rapport. Représentant seulement 1% de la surface des océans, elle relie 22 États, abritant près de 520 millions d’habitants. Pont entre plusieurs continents et civilisations, «la Méditerranée contribue à sceller une communauté de destins entre ces pays».
La Méditerranée est également un bien commun mondial, en raison notamment de son insertion dans les flux économiques internationaux. Elle constitue en effet, «le lieu de transit de 25% du trafic maritime mondial, de 30% du transport pétrolier mondial et de 65% des flux énergétiques vers l’Union européenne».
La Méditerranée est par ailleurs, un des trois principaux axes mondiaux pour le passage des câbles sous-marins de télécommunications, par lesquels transite 99% du flux d’information mondial et dont la sécurisation constitue un défi majeur pour les États.
Or, observent les auteurs, ce bien commun est aujourd’hui menacé. D’espace partagé, «la Méditerranée est devenue un espace toujours plus contesté, cristallisant les tensions, les rapports de force et les rivalités entre puissances. D’espace relativement permissif pour nos forces armées, la Méditerranée est devenue l’épicentre des stratégies de sanctuarisation territoriale et de logiques de déni d’accès. D’interface rapprochant les pays des deux rives, la Méditerranée est plus que jamais devenue le foyer de crises multiples».
Les évènements de ces dernières années sont, selon les auteurs, symptomatiques de cette résurgence des tensions dans l’ensemble du bassin méditerranéen : «conflit en Libye, qui a déstabilisé l’ensemble de la région, instabilité de certains pays de la rive Sud, qui alimente flux migratoires illégaux et autres flux illicites, remise en cause du statu quo dans les conflits gelés de Chypre et du Sahara occidental, contestation des frontières maritimes, escalade des tensions en Méditerranée orientale, dans un contexte de découverte d’importantes ressources énergétiques»…etc.
Si cette dégradation sécuritaire en Méditerranée est naturellement multifactorielle, elle est néanmoins alimentée par un fait majeur et relativement récent: le retour des stratégies de puissance. Ce phénomène «concerne aussi bien les puissances régionales, telles que la Turquie, qui développent une politique d’affirmation illustrée par un réarmement massif, que les puissances extérieures, telles que la Russie, qui s’implantent de façon croissante en Méditerranée».
Cette affirmation des logiques de puissance dans l’espace méditerranéen «intervient…dans un contexte de relatif retrait des États-Unis, qui a créé un vide stratégique dans la zone dont ont profité les compétiteurs mondiaux».
La Méditerranée est à cet égard, considérée comme un concentré des évolutions géostratégiques mondiales: «désinhibition des compétiteurs, réarmement généralisé des puissances sur l’ensemble du spectre capacitaire, contestation du droit international, avec une remise en cause croissante de la liberté de navigation et de la liberté d’opérer dans l’espace aérien, prédilection du rapport de forces et du fait accompli, recours à des actions sous le seuil et des actes hybrides, interventions de proxys pour le compte de puissances»…etc.
Si les tensions politiques, sécuritaires et sociales que connaissent les pays de la rive Sud sont porteuses de menaces de déstabilisation à court ou moyen terme, elles engendrent déjà de nombreux flux illicites, qui participent à la dégradation de la situation sécuritaire en Méditerranée.
La Méditerranée constitue encore la principale voie d’accès vers l’Europe, notamment à travers la Méditerranée centrale, qui compte à elle seule, pour près du tiers de l’ensemble des migrations illicites à destination de l’Europe, avec plus de 65 000 migrations illicites, en hausse de 83% par rapport à 2020.
Les évolutions des flux migratoires en Méditerranée mettent en exergue plusieurs enjeux d’ordre sécuritaire.
°- Tout d’abord, «le rôle central joué par la Libye dans les flux migratoires actuels vers l’Europe nécessite la sécurisation non seulement de sa frontière méditerranéenne, mais également de ses frontières Sud, dès lors que la majorité des migrants en Libye proviennent de pays limitrophes»,
°- Ensuite, la présence de puissances étrangères en Libye renforce la vulnérabilité stratégique des pays européens en cas de crise,
°- Enfin, la déstabilisation potentielle des pays de la rive Sud de la Méditerranée face à l’afflux de migrants. Le contrôle et la gestion des flux migratoires constituent en effet un défi humain, logistique et financier pour ces pays déjà fragilisés par la crise socio-économique et la pandémie de Covid-19.
Le trafic d’armes a par conséquent, connu une expansion majeure dans les pays de la rive Sud, dans le prolongement de la chute du régime du colonel Kadhafi en 2011 : «le démantèlement des services de sécurité a permis aux milices et à divers acteurs non étatiques d’accéder aux dépôts d’armes des forces armées libyennes. Il a résulté de ce pillage que ces groupes ont pris possession d’armes légères, mais également des missiles sol-air, des lance-grenades et des mines anti-personnel».
La Libye est ainsi devenue la plaque tournante du trafic d’armes dans la zone. Il est désormais établi que ces trafics ont alimenté des groupes terroristes au Sahel et au Sinaï, ainsi que les acteurs de conflits au Moyen-Orient.
Chypre abrite quant à elle, deux bases militaires britanniques souveraines, représentant près de 3% du territoire de l’île : les bases d’Akrotiri et de Dhekelia. Ces deux bases ont «une importance stratégique majeure pour le déploiement des forces britanniques au Moyen-Orient».
Chypre constitue également un point d’appui essentiel pour les forces aéromaritimes françaises, dans le cadre de la présence permanente française en Méditerranée orientale.
Toutefois, «en l’absence d’une solution politique durable sur le statut de l’île, au demeurant peu vraisemblable, Chypre restera à court et moyen terme un foyer de tensions majeur en Méditerranée orientale».
Le Sahara «occidental» est un autre point de conflit. Il est toujours à la recherche d’une solution politique qui se heurte de plus en plus à l’absence de consensus des acteurs sur le degré d’autonomie octroyée à la population sahraouie. Plus récemment, le plan d’autonomie présenté par le Maroc au secrétaire général de l’ONU le 11 avril 2007, a été jugé comme «une base de discussion sérieuse et crédible par les gouvernements français et américain».
La période récente a été marquée par une forte dégradation de la situation sécuritaire dans cette région du monde, avec «la rupture du cessez-le-feu de 1991 par le Front Polisario en novembre 2020, à la suite notamment du déploiement de forces marocaines dans la zone tampon de Guergarate».
En outre, le recours supposé dans cette zone à des drones de combats ou de surveillance par les deux belligérants démontre «la sophistication des capacités militaires employées, ce qui suggère une montée en gamme du conflit».
La question du Sahara reste ainsi au coeur des tensions entre l’Algérie et le Maroc et a directement contribué à la dégradation des relations entre les deux pays ces deux dernières années. À cet égard, «la reconnaissance par les États-Unis, à travers une proclamation présidentielle de Donald Trump du 10 décembre 2020, de la souveraineté du Maroc sur l’intégralité du territoire du Sahara occidental, dans le contexte des accords d’Abraham, a contribué à durcir les positions des acteurs en présence sur le plan diplomatique et militaire».
La rupture des relations diplomatiques qui en a découlé, a été suivie non seulement par la fermeture de l’espace aérien algérien aux avions civils et militaires marocains, mais également par la non-reconduction par la société publique algérienne Sonatrach du contrat d’approvisionnement en gaz conclu avec le Maroc dans le cadre du Gazoduc Maghreb-Europe.
Malgré cela, le rapport note que le risque d’une transformation des hostilités au Sahara en un conflit conventionnel entre acteurs étatiques, apparaît limité à ce stade, et ce même si, depuis 2006, l’Algérie promeut une politique de modernisation massive de son armée, comme en témoigne la part conséquente du PIB qu’elle consacre à l’effort de défense, à hauteur de 6,5%, soit plus de 10 milliards d’euros (aujourd’hui, l’Algérie constitue le cinquième importateur d’armes du monde et le premier en Afrique)…et même si le Maroc a augmenté son budget de défense de 29% en 2021 et de 12% en 2022 (4,28% du PIB).
A noter d’un autre côté, que la Méditerranée représente un espace stratégique pour la Russie, dès lors qu’il s’agit de sa voie d’accès aux mers chaudes, ainsi qu’au Moyen-Orient. Après une longue période d’absence postérieurement à la fin de la Guerre froide, l’établissement d’une présence navale russe permanente en Méditerranée est redevenu prioritaire.
Au-delà de sa seule présence en Méditerranée orientale depuis son point d’appui en Syrie, la Russie cherche également à élargir son influence dans les autres zones de Méditerranée.
La Chine a, elle aussi, son mot. La Méditerranée est un passage essentiel pour sécuriser ses accès aux routes commerciales et aux détroits maritimes, coeur de l’initiative des nouvelles Routes de la soie lancée en 2013, sorte d’un réseau mondial de ports interconnectés et d’infrastructures maillées gigantesques. Cela rend le risque d’une militarisation de la présence chinoise en Méditerranée réel.
Ainsi, alors que la Méditerranée était considérée comme un «lac américain» à la fin de la Guerre froide, le rapport observe le désinvestissement américain à l’oeuvre depuis plusieurs années dans le bassin méditerranéen.
Ce retrait américain est également illustré par la forte réduction des moyens de la VIe flotte. Celle-ci ne comprendrait plus à l’heure actuelle, en propre, «qu’un bâtiment de commandement, quatre destroyers aux fins de défense anti-aérienne et trois navires de transport rapides expéditionnaires basés à Rota (Espagne), ainsi que des avions de patrouille maritimes sur la base aérienne de Sigonella».
En somme, lit-on dans ce rapport, «alors que cet espace a longtemps été analysé sous le prisme du risque de la faiblesse lié aux menaces engendrées par des États faibles, c’est désormais le risque de la force qui prédomine dans cette zone, avec le retour de la compétition stratégique entre puissances».
Rubrique « Lu Pour Vous »
29 septembre 2022