Virilio. P, Ed. Textuel, Paris, 2010, 94 p.
1- Ce livre est en réalité un recueil d’entretiens à travers lequel Paul Virilio pose la question de la multiplicité des peurs contemporaines : «la croyance en ce qui fut la toute puissance de la science ou de la politique s’est trouvée noyée par un sentiment de peur, d’hystérie individuelle et collective, devenu, pour les citoyens, un monde, un réflexe».
Il continue, comme pour préciser la teneur de son argument : «il y a, actuellement, pour les élites politiques, fortement démunies face à la libéralisation des échanges, la tentation de mener une politique de gestion, une administration de la peur dans ses facettes sécuritaires et sanitaires». Ces représentations du monde contemporain sont façonnées, selon lui, par trois grandes évolutions : la bombe atomique, la bombe informatique et enfin la bombe écologique.
La bombe atomique nous a d’abord appris, nous dit-il, «que la mort pouvait frapper globalement, partout et à n’importe quel moment. Mais elle a surtout, de manière plus implacable, favorisé la reformulation de toute politique comme politique d’exception».
Elle a aussi été le symbole, extrêmement fort, «de la manière dont la science se trouva non plus autonome, mais progressivement subordonnée à des complexes militaro-industriels, des logiques militaires et industrielles».
D’où une politique d’exception, (ou équilibre de la terreur), de plus en plus actuelle et actualisée par «la perception fragmentée du terrorisme international et la mise en danger de milliers de citoyens».
La deuxième évolution, dite bombe informatique, exprime l’action des médias de masse qui ne cesse de modifier le rythme des actualités et le rapport à la peur. « Cette bombe, découlant de l’instantanéité de nos moyens de communications, et notamment de la transmission de l’information, a un rôle éminent dans l’établissement de la peur au rang d’environnement global, puisqu’elle permet la synchronisation de l’émotion à l’échelle mondiale».
En fait, dit l’auteur, si le XXème siècle se caractérise par la standardisation des opinions publiques, le début du XXIème siècle se singularise par une synchronisation des émotions au même moment, dans des endroits différents, dénotant une véritable domination du «temps réel» sur «l’espace réel».
La troisième évolution consiste en ce que Virilio appelle «la bombe écologique», la catastrophe ou le risque de toute catastrophe se généralisant et conditionnant notre fragilité au monde.
D’une part, «elle ébranle de manière très concrète, explicite et quotidienne, notre conviction que l’homme est au centre de la nature, sa toute puissance et l’idéologie du progrès à tout prix».
Ensuite, «elle témoigne pour les uns et les autres, d’un sentiment d’enfermement du monde ou de claustration face à la répétition et la similitude des catastrophes dans un monde explicitement clos».
Enfin, elle accompagne «à petite échelle de vous à moi, des phénomènes de replis sur soi autour de la sécurité corporelle ou l’hygiénisme, la notion de progrès abandonnée collectivement devenant un enjeu plus intime de préservation de soi».
2- Par ailleurs, Virilio considère que toute réflexion sur l’espace et la peur doit considérer la maîtrise du pouvoir comme étant liée à la maîtrise de la vitesse : la vitesse, dit-il, c’est le pouvoir, c’est l’essence du pouvoir.
Il s’explique : «la politique est désormais toujours en retard sur l’économique, les lieux et la vitesse de ces flux financiers, ce qui est le symbole d’une soumission du politique à l’économique.
Cette faiblesse et cette impuissance des élites politiques pour la protection des citoyens, pour la sécurité d’un emploi, pour la possibilité du bien être, conduit ceux-ci à mener une politique de la peur, dans sa communication, ses procédures, sous ses différentes formes. De fait, elle conduit plus précisément à une surenchère dans la définition et l’urgence des menaces, autour du terrorisme, de l’immigration, du sanitaire, et une exacerbation des fonctions régaliennes de l’Etat, police, armée, pour légitimer des élites au pouvoir».
Par conséquent, tout le monde se trouve engagé dans un processus de globalisation, et projeté dans un individualisme de masse, la globalisation étant, pour l’auteur, une sorte de fractalisation. Pour cette raison, dit-il, «le souci de soi, de son propre corps, de la réalisation de ses multitudes, devient l’ultime refuge, le narcissisme exacerbé des grandes solitudes…Quelque chose se joue là, dans quoi la peur devient un élément constitutif du mode de vie, du mode de relation au monde des phénomènes».
La vitesse est, pour l’auteur, un vecteur d’accélération autant qu’un catalyseur (augmentation et simultanéité) de la peur contemporaine. «Elle ne nous laisse aucunement la chance de reprendre le contrôle de nos vies, et le contrôle de la vie politique.
Elle ne nous donne pas suffisamment de temps pour saisir l’expérience de la réalité dans ce qu’elle a de traumatisante, de répétitive, chaos organisé autour de la diffusion horizontale de l’actualité par les médias de masse».
Et c’est sur la base de «cette contraction spatio-temporelle, et la disparition de l’espace devant le temps, du temps de la réflexion et du repos, de l’augmentation de la vitesse libérale, médiatique, répressive, qui sont des régressions du temps libre, que l’on peut alors comprendre comment la prolifération de menaces fantasmées, de nouvelles peurs, se superposent à des menaces réelles».
C’est la raison pour laquelle, affirme l’auteur, une prise de conscience sur les moyens et les finalités de la science et de la technique devient plus que nécessaire et urgente.
Rubrique « Lu Pour Vous »
Rabat, 31 Mars 2011