Bourrague. C, Mathus. D, Rapport, Paris, mars 2012, 130 p.
1- En introduction à ce rapport, l'on lit: "ayant analysé et tiré les leçons des politiques d’influence, et de la plus aboutie d’entre elles, à savoir le soft power américain, les pays émergents ont choisi de développer leurs capacités de rayonnement culturel et d’y consacrer des moyens conséquents".
Autrement, les pays émergents ont pris conscience de la nécessité d’accompagner leur essor économique par une politique de soft power à laquelle ils assignent des objectifs divers.
Le soft power, tel que les Etats-Unis ont contribué à le populariser pendant la guerre froide, consiste à : "connaître l'opinion étrangère, éventuellement ses attentes, lui adresser un message via ses propres représentants à l'extérieur, mener ce que certains nomment diplomatie culturelle, d'autres guerre culturelle, et qui consiste à propager des œuvres artistiques ou intellectuelles dont on attend qu'elles changent la mentalité ou les valeurs de ces opinions étrangères, créer des réseaux humains, promouvoir des rencontres, se doter de ses propres médias capables de toucher des audiences étrangères hors du territoire national et de leur faire parvenir le bon message".
En conséquence, "la réussite économique, la satisfaction des besoins intérieurs nouveaux que celle-ci a créés, la volonté de contenir l’influence américaine comme les opportunités offertes par l’ère numérique, ont convaincu les pays qui en étaient dépourvus jusqu’à présent, de se doter d’une offre culturelle susceptible de séduire le reste du monde".
La priorité donnée à la culture par la Chine par exemple, répond à trois objectifs : intérieur, économique et extérieur.
Sur le plan intérieur, "il s’agit de renforcer la culture nationale pour préserver le système politique qu’elle soutient. Il s’agit également d’aiguiser la fierté nationale. Sur le plan économique, l’objectif est de faire de la culture un des piliers de l’économie chinoise à l’avenir. À cet égard, les Chinois ont observé le rôle des industries culturelles dans les économies américaine et britannique, tant pour les créations d’emploi que pour le développement de la demande intérieure".
Il est vrai que le succès économique ne confère pas la légitimité suffisante pour s’affirmer comme puissance sur la scène internationale, note le rapport, mais les attributs culturels peuvent en revanche y contribuer, de même qu’ils aident à construire une image du pays pour le reste du monde.
L’investissement dans la culture est interprété comme un signe de développement. Il existe même, affirme le rapport, un lien entre marchés émergents et marchés culturels émergents. Les marchés culturels sont particulièrement porteurs pour les pays émergents, car il leur est loisible de se positionner sur des segments de production culturelle à forte visibilité.
2- L’ère numérique et la mondialisation des idées sont par ailleurs, propices à la diffusion des cultures. En effet, "L’émergence de ces pays coïncide avec le basculement numérique qui leur offre des opportunités sans précédent. Internet n’est pas comme dans les pays occidentaux perçu comme une menace, mais comme le futur outil de leur influence culturelle et économique. A la conception patrimoniale et thésaurisatrice des milieux culturels occidentaux, ils opposent un internet arme de conquête".
Pour les Chinois, il ne s’agit pas de conquérir les cœurs, à l’instar de ce que les américains ont cherché à faire pendant la guerre froide, mais d’améliorer leur image. "Ils ont le sentiment d’être victimes d’un complot visant à les empêcher d’être la puissance à laquelle ils travaillent. D'où la politique de rayonnement culturel centrée autour de Shanghai".
L’Inde est aussi un exemple intéressant de pays qui semble exercer un soft power sans que celui-ci relève véritablement d’une initiative publique. Avec leur cinéma, les indiens ont créé la superstructure avant la structure.
L’industrie cinématographique de Bollywood n’a pas de vocation internationale initialement, tandis que sa réussite n’est pas le fruit d’une politique publique, mais le fait d’entrepreneurs privés. Autrement, "l’industrie cinématographique reste locale avec un faible développement international qui s’explique par le refus de s’adapter aux goûts locaux (contrairement à ce qui est traditionnellement identifié comme l’une des clés du rayonnement du mainstream américain)".
Le cinéma en Inde "est à la fois un investissement productif, un atout identitaire et une passion nationale dans lequel l’Etat ne joue presque aucun rôle si ce n’est en pratiquant un protectionnisme fort à l’égard des productions étrangères (jusqu’en 1992, il était ainsi interdit de sous-titrer ou de traduire les films étrangers)".
Le premier motif d’exportation du cinéma indien est la satisfaction de l’immense diaspora indienne. L’image d’une Inde rêvée et traditionnelle qu’elle a quittée y joue un rôle fédérateur. Dans un deuxième temps, cette diaspora peut utilement servir de relais: "à l'abri des festivals se développe une intense activité économique".
Au Brésil, il faudrait noter, indique le rapport, que le pays exporte aujourd’hui régulièrement ses telenovelas dans plus d’une centaine de pays. "Si le pays a vendu ses telenovelas à environ 180 pays, une centaine d’entre eux constituent le marché principal de vente, puisqu’ils achètent et diffusent annuellement au moins une telenovelas".
Le principal marché des telenovelas est l’Europe. "Le Portugal est le premier marché mondial et le seul pour lequel la telenovela ne subit aucune transformation et ne nécessite pas d’être doublée. La Russie et la Roumanie sont les principaux acheteurs en Europe de l’Est. La Pologne, la Serbie et la République Tchèque constituent également des marchés importants. L’Afrique est une autre zone d’exportation importante avec notamment l’Angola et le Cap Vert, autres pays lusophones, mais également le Cameroun ou le Sénégal. En Amérique Latine, le Mexique, la Bolivie, le Chili, l’Equateur, le Nicaragua sont les principaux acheteurs. En Asie, Macao, pays lusophone, est le principal marché. Pour le Moyen-Orient et le Maghreb, la Turquie est le principal acheteur. La présence de telenovelas dans ces régions culturellement éloignées du Brésil s’explique en partie par leur coût inférieur aux productions américaines".
Pour le Brésil, l’activité cinématographique est marginale par rapport à la production télévisuelle.
3- En revanche, dans le développement de leur influence culturelle, les pays émergents se heurtent à des limites de différents ordres qui sont aisément compréhensibles au vu de la jeunesse des politiques en la matière.
La première d’entre elles tient aux moyens consacrés à cette politique, qu’ils soient financiers ou humains. "Tous les pays émergents ne peuvent consacrer à leurs outils d’influence les sommes considérables mobilisées par la Chine. L’autre difficulté provient du manque de ressources humaines. Les autorités sont confrontées à l’absence d’expertise en matière d’enseignement comme de gestion culturelle".
La seconde concerne l’implication à géométrie variable des pouvoirs publics, ainsi que l’ambiguïté de ceux-ci sur les finalités poursuivies : celles-ci semblent majoritairement économiques dans le cas de l’Inde et politiques dans celui du Brésil.
Autre difficulté : "l’absence d’ouverture, quand ce n’est pas la censure, en Chine ou à Singapour, s’avère peu compatible avec les ambitions en matière de rayonnement culturel. Celle-ci assèche le vivier d’artistes et entrave la créativité".
Enfin, les interrogations sont également nombreuses sur la qualité du contenu culturel proposé. Cela est vrai pour les pays dépourvus de tradition culturelle à l’instar de Singapour mais aussi pour la Chine. Tous les observateurs s’accordent pour reconnaître la qualité des infrastructures: "les autorités ont créé de nombreux outils, ont investi massivement, mais peinent à définir une stratégie et à préciser quelle culture et quelles valeurs elles entendent exporter".
Rubrique « Lu Pour Vous »
11 octobre 2011