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«Les vecteurs privés d’influence dans les relations internationales»

Boucheron. J. M,  Myard. J, Rapport, Assemblée Nationale, Paris, octobre 2011, 296 p.

1- Tout observateur des relations internationales ne peut manquer, remarque le rapport, de noter la part croissante qu’y prennent les entités qui relèvent d’un statut privé, qu’il s’agisse d’entreprises, de fondations, d’associations, de cercles et de clubs plus ou moins discrets, voire de particuliers.

En effet, à notre époque, "la pression des agences de notation sur les dettes souveraines, l’expertise de laboratoires d’idées sur les questions internationales, les entreprises brassant des chiffres d’affaires supérieurs aux PIB de certains Etats, la résistance systématique du secteur de la haute finance aux tentatives de régulation de ses activités, la bataille des normes comptables ou des normes environnementales, sont autant de manifestations de la place de la sphère privée sur la scène internationale".

Il n’est ainsi pas étonnant de retrouver des entités privées sur des dossiers économiques ou culturels ou participant à des négociations internationales, dans des domaines qui relèvent traditionnellement de la diplomatie, "en tenant un rôle d’expert auprès d’une délégation nationale ou en témoignant de leur expérience dans des instances multilatérales aussi diverses que l’ONU ou les assemblées parlementaires internationales".

Il faudrait rappeler que c'est la libéralisation du commerce et des activités financières qui a abouti à la globalisation de l’économie et qui a favorisé l’émergence de sociétés multinationales dont la puissance économique se compare à celle de certains Etats (le chiffre d’affaire d’Exxon, de Mobil ou de Toyota est équivalent au PIB d’Israël ou du Portugal).

Pour défendre leurs intérêts auprès des gouvernements, ces sociétés sont devenues "des acteurs politiques à part entière, qui créent leurs propres fondations ou recourent à des cabinets spécialisés afin d’influer sur les décisions prises dans de nombreuses instances de négociations, comme les sommets du G 20 consacrés à la régulation financière".

L’influence des entités privées est accentuée par le fait que les Etats n’ont pas tiré toutes les conséquences de la mondialisation. De nombreuses ONG transnationales affichent clairement leur intention soit d’influer sur les négociations internationales, soit d’agir sans tenir compte des puissances publiques.

Il est vrai, remarque le rapport, qu'en matière stratégique et  de politique étrangère, la place des Etats demeure prédominante, mais il n'est pas moins vrai que l’influence précède l’action, par un savant travail sur les idées comme sur les personnes.

Le concept de soft diplomacy, défini par Joseph Nye comme «le moyen d’amener votre adversaire à adopter naturellement votre position», résulte de l’exploitation intelligente par un Etat de l’ensemble des atouts que lui offrent ses acteurs économiques, sociaux et culturels.

2- La montée en puissance des entités privées dans les relations internationales remonte à environ deux siècles. Elle s’est considérablement amplifiée depuis quatre décennies.

 Il existerait environ 37 000 entités internationales privées agissant à l’échelle internationale. Les pionnières ont souvent été des associations confessionnelles qui "couvraient le champ de la défense de la personne humaine (dignité, sécurité de la personne, lutte contre les souffrances, tortures, etc…)".

Depuis une quarantaine d’années, l'on assiste à l’émergence d’ONG dans des domaines précis comme les droits des femmes, les mines anti personnels, la remise de la dette du tiers monde ou l’environnement. La théorie du droit d'ingérence et de la responsabilité de protéger, établie au début des années 80 et consacrée par l’Assemblée générale de l’ONU en 2005, procède de cette logique.

C'est pour dire que les ONG sans frontières se sont multipliées dans tous les domaines, "accentuant l’émergence d’une société civile internationale qui n’hésite pas à créer des concepts de droit, à négocier avec les Etats, à les combattre ou à s’en servir comme alliés, et à utiliser tous les outils du droit et de la communication pour satisfaire ses objectifs".

Les grandes conférences de l’ONU sont le point d’orgue de cette croissance d’une société civile internationale dont les Etats doivent désormais s’accommoder. "De Rio en 1990 (environnement), Vienne en 1993 (droits humains), Copenhague en 1995 (développement social), Pékin en 1995 (droits des femmes), La Haye en 2000 (réchauffement climatique), Copenhague en 2009 et Cancun en 2010 (climat), chaque conférence a vu la participation des ONG s’accroître. Parallèlement, les sommets du G8 ont été ponctués de réunions altermondialistes où les ONG abordaient tous les thèmes qui leur semblaient négligés par les chefs d’Etat.

"Qu’il s’agisse de développement, d’environnement, de droits de l’Homme, de culture, de finance, de la biomasse et de la biodiversité, de la protection de la faune et de la flore, de l’éducation, de lutte contre les pandémies ou de corruption, les associations travaillent sur l’ensemble du champ des activités humaines. La caractéristique de leur action est de placer l’être humain au-dessus des intérêts des Etats. Les ONG partent souvent du principe que les négociations interétatiques sont stériles, car les gouvernements sont souvent prisonniers d’intérêts économiques. En conséquence, il faut résoudre les problèmes si possible avec les Etats, mais si nécessaire sans eux".

Il y a donc juxtaposition, plus que concurrence, sur la scène internationale entre Etats et entités privées, ce qui signifie que ces dernières ont désormais une autorité sur des pans entiers des activités humaines.

En effet, "les opérateurs privés se sont assurés la maîtrise de pans entiers de la production et de la répartition des richesses, comme de la finance, de l’information ou de la culture… Ces opérateurs, entreprises, ONG, travaillent déjà dans la logique d’un marché mondial unique qui "ne tolère que des règles a minima, qu’ils ont autant que possible eux-mêmes déterminées".

3- Les vecteurs d’influence sont le plus souvent des laboratoires d’idées, des ONG activistes, des universités, des groupes de pression (ou lobbies) et des entreprises.

Ils sont théoriquement indépendants de toute affiliation politique, mais certains n’hésitent pas à affirmer leur attachement à une famille idéologique. Outre leur rôle d’interface entre la politique et le monde intellectuel et universitaire, "leur rôle est de promouvoir leurs idées par des colloques et publications, d’où la recherche permanente de financements".

Il existe environ 5000 fondations, laboratoires d’idées ou associations à travers le monde, dont l’objet est de nourrir les réflexions politiques. Leur terre d’élection se trouve pour des raisons historiques aux Etats-Unis, mais ces entités ont connu depuis le début des années 90, un développement notable en Europe, où leur nombre avoisine le millier. Le phénomène se développe également en Asie.

Tous n’agissent pas à l’échelle internationale, mais "les travaux de certains d’entre eux ont un réel écho. Ils constituent souvent le vivier intellectuel de nombreuses personnalités politiques: ce que vous faites dans le gouvernement, c’est dépenser le capital intellectuel que vous avez amassé hors du gouvernement (Henry Kissinger)".

Washington est leur lieu d’élection, puisque 1500 d’entre eux y ont leur siège. Toutes les grandes institutions qui réfléchissent à la politique étrangère y sont établies, de la Brookings au CSIS en passant par Carnegie, à l’exception notable du Council on Foreign Relations (New York) et de la Rand Corporation (Santa Monica / Los Angeles).

Les laboratoires d’idées assument alors, de pair avec les grandes universités, la fonction de réservoirs de spécialistes. Leurs capacités sont en outre "enrichies avec le retour en leur sein des personnes qui quittent le pouvoir et qui apportent à la réflexion théorique leur expérience professionnelle. Ces allers et retours entre les fonctions gouvernementales et expertise dans une fondation sont fréquents".

Le rôle des laboratoires d’idées est celui qu’eux-mêmes s’assignent puisqu’il s’agit d’organismes privés. Les sociologues américains les répartissent généralement en trois catégories :

+ les laboratoires d’idées universitaires (même s’ils ne se rattachent à aucune université), qui se définissent comme non inféodés aux partis Démocrate ou Républicain. Cette neutralité politique ne les empêche pas de proposer des solutions à des questions politiques,

+ les laboratoires d’idées partisans (dits advocacies) affichent clairement leur attachement à un parti (Center for American Progress chez les Démocrates, Heritage chez les Républicains) ou à une cause précise. L’exemple le plus marquant en politique étrangère est l’AIPAC, qui œuvre en faveur de liens étroits entre les Etats-Unis et Israël et dont le dîner annuel réunit les plus importantes personnalités américaines,

+ les instituts de recherche, qui instruisent des dossiers ou préparent des décisions pour le compte de gouvernements ou de très grandes entreprises. Le plus important est la Rand Corporation, basée à Santa Monica, qui dispose d’un budget annuel de 250 millions de dollars et de 1 700 collaborateurs. Actuellement dirigée par James Thomson, qui a travaillé au Département de la Défense et à la Présidence des Etats-Unis, la Rand "compte entre autre parmi ses membres Condoleeza Rice, Richard Cheney, Donald Rumsfeld, Jean-Louis Bruguière, Francis Fukuyama, Pascal Lamy, Constantin Melnik, Robert Hunter…

Le conseil d’administration est en quelque sorte un condensé des mondes économique, diplomatique et militaire. La Rand œuvre sur tous les sujets qui lui sont commandés, comme, par exemple, le mécanisme de mise en place d’un Etat palestinien… Elle a conseillé le gouvernement américain sur la stratégie d’élargissement de l’OTAN dans les années 90 et travaille actuellement, entre autres, sur la lutte contre le terrorisme".

4- Il est difficile de mesurer le degré d’influence réel d’un laboratoire d’idées. De l’aveu même de leurs dirigeants, l’impact est parfois sur le long terme. Il existe néanmoins des cas précis : "le déclenchement de la deuxième guerre en Irak doit beaucoup aux travaux du Project for a new american century (PNAC). L’AEI a œuvré pour le renforcement du contingent américain en Irak. Carnegie a travaillé sur le mécanisme de sortie de l’apartheid en recevant discrètement les personnalités au pouvoir et celles de l’opposition".

Depuis la chute du mur de Berlin, un nombre considérable de laboratoires d’idées se sont créés dans les pays européens, environ 1200, à raison de près de 300 au Royaume-Uni, près de 200 en Allemagne, un peu plus de 150 en France et un peu moins d’une centaine en Italie, auxquels s’ajoute une vingtaine de réseaux d’influence auprès de l’Union européenne. L’apparition de laboratoires d’idées a également été constatée en Russie, au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie.

On relèvera d’emblée deux de leurs caractéristiques : "ils se concentrent essentiellement sur des problèmes nationaux. En outre, leurs moyens financiers sont largement inférieurs à ceux de leurs homologues américains.

Pour la plupart, les budgets annuels oscillent de quelques centaines de milliers d’euros à 3 millions d’euros, soit une dotation inférieure à un petit laboratoire d’idées américain. Les dons du secteur privé sont relativement faibles, aussi ces entités font-elles souvent appel aux subventions publiques".

 Rubrique « Lu Pour Vous »

8 novembre 2012

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