Petrella. R, Publication Le Monde Diplomatique, avril 2011, 15 p.
En introduction à ce rapport, l'auteur dit ceci: "du concept de gestion intégrée des ressources en eau à celui de rareté, puis à l’affirmation que le salut réside dans l’eau technologique, les tenants de la marchandisation de ce bien commun essentiel livrent depuis trente ans une bataille idéologique. Avec succès, puisque leurs thèses font désormais figure de doxa pour tous les pouvoirs en place. Pourtant, elles ne résistent pas à l’épreuve des faits".
On veut nous faire croire, dit-il, que l’eau n’est plus ce qu’elle est. La rupture a commencé autour de 1992, où pour la première fois, les pouvoirs économiques et politiques des pays du Nord ont affirmé, et fait admettre par la communauté internationale, que l’eau devait être considérée essentiellement comme un "bien économique" d’après les principes de l’économie capitaliste de marché.
Sur cette base, la Banque mondiale, l’un des inspirateurs et promoteurs de ce changement, "a élaboré et imposé à travers le monde, à partir de 1993, le modèle qui devait permettre, selon elle, de gérer de manière optimale les ressources hydriques de la planète. Référence est faite à la Gestion intégrée des ressources en eau (GIRE) dont le postulat fondateur est la fixation d’un prix basé sur la récupération des coûts totaux, y compris la rémunération du capital investi, assurant ainsi aux investisseurs un rendement financier raisonnable".
Sous l’impulsion notamment du Partenariat mondial de l’eau, les principes de la GIRE sont devenus la ligne directrice de la plupart des gouvernements des cinq continents. De nombreux syndicats du Nord ne s’y sont pas opposés. Le monde académique, en général, s’est aligné. Ainsi, la "récupération des coûts totaux " a été adoptée par toutes les agences spécialisées de l’ONU.
Ces groupes ont fait croire que les phénomènes de raréfaction étaient inévitables car dus à l’augmentation de la population mondiale et au développement économique permanent, nécessitant de plus en plus d’eau. "Or les principales causes de la raréfaction qualitative de l’eau, qui est réelle, sont réparables et réversibles, car liées aux mauvais usages de l’eau (prélèvements non respectueux du taux naturel de renouvellement des corps hydriques, contaminations massives et pollutions dévastatrices des eaux, absence et/ou faiblesse des règles de gestion partagée et solidaire des eaux, notamment transnationales…)".
Manipulant les faits, les groupes dominants ont ainsi imposé l’idée que la crise mondiale de l’eau est essentiellement une crise de rareté, que cette rareté va rester, voire augmenter à l’avenir à cause du changement climatique et que, par conséquent, "la gestion de l’eau se doit d’être une gestion efficace d’une ressource économique rare, de plus en plus stratégiquement importante pour la sécurité économique de chaque pays".
En vogue auprès des classes dirigeantes depuis désormais plus de vingt ans, ces choix idéologiques ont contribué à forger et à diffuser d’autres "thèses sur l’eau" dont le pouvoir d’influence sur l’opinion publique est grandissant.
Trois d’entre elles méritent d’être combattues avec force et persévérance, affirme l'auteur:
+ La première porte sur la nécessité d’attribuer une valeur économique à l’eau. "Cette valeur est l’une des prescriptions ayant un potentiel de rupture idéologique (politique, culturelle, sociale et humaine) des plus puissants pour l’avenir des sociétés humaines et pour la vie sur la planète".
Définir et mesurer la valeur de l’eau est le cheval de bataille préféré de tous ceux qui pensent l’eau et sa gestion en termes de bien économique. Ils disent qu’en "l’absence de cette monétisation de l’eau, les capitaux privés du monde entier ne seront jamais suffisamment intéressés à investir les gigantesques sommes d’argent (plusieurs dizaines de milliers de milliards d’euros au cours des trente prochaines années) nécessaires pour lutter contre la rareté et les effets du changement climatique sur l’eau".
L’intérêt pour cette prescription est lié au fait que si la gestion optimale intégrée passe par un prix de l’eau reflétant les coûts réels, il devient indispensable d’appliquer au cycle économique de l’eau et à chacune des fonctions du cycle, le calcul de la chaîne de la valeur typique de l’économie capitaliste de marché.
+ La deuxième thèse (aussi mystificatrice que la première) en découle : "les entreprises privées ont le savoir, les connaissances, les compétences, et… l’argent. Il revient aux pouvoirs publics de valoriser et donner libre action aux entreprises privées par des mesures législatives, administratives et financières appropriées, et cela dans le cadre d’un Partenariat public privé (PPP), et de la gouvernance multi-acteurs".
Jamais la culture antiétatique, oligarchique et antisociale n’avait été aussi explicite et brutale dans le domaine de l’eau, constate l'auteur.
Quoiqu’elle puisse paraître impossible, "l’idée que l’Etat et les collectivités locales ne possèdent plus les ressources financières nécessaires pour faire face aux besoins en investissements dans les infrastructures, les biens et les services indispensables pour le droit à la vie de tout être humain et au vivre ensemble, est aujourd’hui partagée par la grande majorité des classes dirigeantes politiques".
+ La troisième thèse est la plus "nouvelle", avant-gardiste et, en ce sens, la plus chargée d’inconnus et de dangers : "l’eau technologique", salvatrice de l’humanité.
En effet, pour répondre à l’impératif de l’offre croissante d’une eau destinée à la consommation humaine, "les groupes dominants comptent sur trois moyens technologiques, déjà en œuvre mais qui sont destinés, à leur avis, à garantir la sécurité et le développement économique dans les temps à venir".
Il s’agit :
°- d’une plus grande productivité de l’eau, à savoir "produire davantage de biens et de services, et continuer à créer de la valeur pour le capital, avec moins d’eau. Grâce à la technologie, on aura, dit-on, moins besoin de l’eau de pluie pour irriguer les champs agricoles,
°- le traitement des eaux usées sales et leur recyclage pour usages domestiques, dans l’agriculture… etc,
°- le dessalement de l’eau de mer".
L’eau dessalée dans le cadre d’une logique marchande, industrielle et financière privée ne sera plus, ni ne pourra être considérée comme un don de la vie, un bien naturel universel, l’exemple de la "gratuité de la vie" (c’est-à-dire la prise en charge par la collectivité de la responsabilité globale de l’eau, financière comprise), un bien commun accessible et appartenant à l’humanité et à toutes les espèces vivantes, un droit humain.
L’eau technologique sera donc "un bien essentiel et insubstituable pour la vie, made by Veolia, American Water ou Blue Techno Corporation. Elle ne sera plus un don du Ciel (comme disent les musulmans ou les chrétiens), ni un don de Pacha Mama (comme le croient les populations amérindiennes), mais le produit commercial de NEWater, Suez, Agua de Barcelona voire de Coca-Cola, Nestlé et Pepsi-Cola (producteurs de la soi disant Purified Water commercialisée sous les noms de Dasani, Aquafina et Pure Life respectivement)".
Toute eau sera "marchandise", vendue et achetée, au même titre que le pétrole ou le blé. Aucune eau n’échappera à un prix de marché, chaque eau devra créer de la valeur pour le capital investi.
Contre tout cela, l'auteur appelle à une véritable mobilisation citoyenne. Celle ci doit porter, insiste-t-il, sur le "cœur idéologique" de la civilisation capitaliste techno-marchande et financière portée à ses expressions outrancières au cours des trente à quarante dernières années.
Cette mobilisation, "dont l’essentiel réside dans l’opposition à la prétention du capital privé mondial d’être propriétaire de la vie et, donc de l’eau, doit se faire avant tout au plan idéologique (culturel, politique, scientifique), car comme le démontrent tous les problèmes de nature planétaire qui déterminent aujourd’hui directement la vie quotidienne des sept milliards d’habitants de la Terre, il n’y a pas de solution soutenable et juste à tous points de vue si elle ne porte pas sur ses tenants et aboutissants mondiaux.
Rubrique « Lu Pour Vous »
17 janvier 2013