Blandin. M. C, Desailly. M. C, Rapport, Sénat, Paris, septembre 2012, 58 p.
1- La révolution numérique bouleverse nos sociétés au moins autant que les révolutions industrielles du XIXe siècle, le virtuel numérique étant en effet tout sauf un virtuel sociétal, note le rapport en introduction.
Elle bouleverse notre rapport au temps. "Le télégraphe nous avait fait passer dans une société de l’immédiateté, elle nous fait entrer dans une société accélérée. Aucun État ne saurait contrôler les échanges entre internautes. Le temps est parfois freiné, mais les barrières finissent toujours par tomber. Elle bouleverse aussi le rapport à l’espace : le numérique s’est répandu à une vitesse inouïe, les frontières sont très sérieusement contestées et les États peinent à suivre le mouvement".
Ce n’est pas la première fois qu’une révolution technologique bouleverse le rapport à la connaissance. La connaissance est devenue plus disponible grâce au livre imprimé. De même, l’homme du XXIe siècle peut lire Dante ou Pétrarque sur son smartphone: Internet lui donne accès à des bibliothèques virtuelles.
Un autre parallèle avec la diffusion du livre imprimé concerne l’élargissement de l’accès au savoir. "De Panofsky à Garin, de Grafton à Chartier, les historiens du livre ont montré la complexité de la révolution culturelle causée par l’imprimerie. Cette révolution se caractérise par le déclin des médiations institutionnelles. En donnant accès aux Écritures, la Réforme réduit la médiation du clergé, dont le rôle de médiation est contesté. En donnant accès aux oeuvres antiques, l’humanisme réduit celle de l’université, accusée de fossiliser le savoir dans une scolastique. Le numérique conduit aujourd’hui à s’interroger sur le sens d’institutions comme l’État ou l’école".
Internet, comme le livre au temps de Machiavel, bouleverse les modes d’accès au savoir. Les frontières entre vie quotidienne et vie savante deviennent poreuses, affirme le rapport.
Internet crée-t-il une situation nouvelle pour la connaissance ?
"On pourrait soutenir qu’il s’agit d’une simple affaire de degré : Internet poursuit un mouvement séculaire d’expansion de la connaissance. Il ne faut pourtant pas minorer les changements déjà survenus. Ainsi, le délai entre l’acte d’écrire, de publier, de diffuser et d’évaluer la connaissance s’est considérablement raccourci. Chacun peut devenir acteur de la connaissance en train de se faire, publier ses recherches ou critiquer celle des autres. Sur Wikipédia, une encyclopédie collaborative en ligne créée en 2001 aux États-Unis, chacun peut créer le contenu de l’article en ligne, le modifier, corriger ce qu’ont écrit les autres".
C'est pour dire, observe le rapport, que la distribution de la parole savante s’élargit.
Autrement, la production de la connaissance n’est plus concentrée entre les mains des seuls experts. Selon le sociologue Jean-Louis Missika, on peut parler de déprofessionnalisation avec Internet, où des gens ordinaires entrent en concurrence avec les professionnels des médias.
Ce n’est plus l’argument d’autorité qui est critiqué, mais l’autorité du savant lui-même. Son discours n’est plus légitimé par son parcours, ses publications et ses titres: sur le web, les gens ordinaires font des choses extraordinaires, ou, du moins, ils peuvent montrer qu’ils en sont capables.
Chacun peut ainsi participer, ce qui n’était guère possible dans l’économie papier de la connaissance. L’interactivité accroît l’intelligence disponible. Toutefois, si Internet constitue une avancée en matière de capitalisation des compétences, il n’est pas certain que dans dix ou vingt ans, l'on ait facilement accès aux documents archivés aujourd’hui.
Un autre risque réside dans l’idée que la connaissance sera toujours disponible sur Internet. Pour les jeunes, la connaissance est en effet perçue comme un bien collectif et gratuit, pour ainsi dire tombé du ciel. Pourquoi faire effort pour mémoriser ce que l’ordinateur sauvegarde automatiquement ?
Dans cette nouvelle situation pédagogique, "la question essentielle n’est pas celle de l’accès à la connaissance, mais de son appropriation. Il s’agit d’entretenir avec la connaissance un rapport qui ne soit pas seulement immédiat, mais aussi réfléchi et suivi".
Si la connaissance est universellement disponible, le rapport note que la recherche ne se réduit pas pour autant à quelques manipulations faciles. Platon redoutait déjà les livres, qui donnent l’illusion du savoir à ceux qui les possèdent. De même, avec le numérique, la réflexion et la mémoire risquent de paraître superflues. Il ne faut pas se laisser abuser par la technologie. L’algorithme, qui met l’intelligence humaine entre parenthèses, fonctionne aussi comme un leurre. "Depuis le début de la pédagogie occidentale, la recherche est inséparable de la réflexion, de l’effort de théorisation, de mise à l’épreuve des hypothèses, etc. Internet risque de mettre fin au caractère problématique de la question, réduite à une requête. Ne pas s’en laisser conter par des milliers de liens, cela requiert tout un apprentissage".
2- Avec le numérique, la culture des écrans s’affranchit de la culture du livre et de sa construction linéaire. Ce passage d’une culture à l’autre provoque un triple bouleversement : culturel, cognitif et psychologique.
En effet, le passage de la culture du livre à celle des écrans est un passage de l’unique au multiple. L’on ne lit qu’un livre à la fois, l’on regardera de plus en plus plusieurs écrans à la fois.
De même, il est rare de lire un livre à plusieurs : le principe de l’école est un élève, un livre, un cahier et un crayon. Au contraire, "depuis l’invention de la lanterne magique jusqu’à la télévision dans le salon, on partage l’écran".
Au niveau cognitif, le rapport note que la culture des écrans est beaucoup plus spatiale que linéaire. "La pensée temporelle favorisée par la culture du livre (et rendue visible par la succession des pages numérotées) est elle aussi remise en question par la culture des écrans".
Les bouleversements liés à la culture des écrans sont aussi psychologiques, car l'on passe ici d’une culture de l’identité unique à une culture des identités multiples.
Autrement, dans la culture du livre, "le lecteur s’identifie soit au héros, soit à l’écrivain, et dans les deux cas, c’est à une identité unique. Dans la culture des écrans, l’identité est démultipliée. La culture des écrans favorise le changement d’identité et de rôle. Aujourd’hui, les enfants sont multi-identitaires, ils endossent des identités successives, que ce soit sur les forums ou dans les jeux vidéo".
Les modes d’apprentissage s'en trouvent par conséquent bouleversés. En ce sens que le numérique n'est une formidable opportunité que lorsqu'on aura compris la complémentarité entre la culture du livre et celle des écrans, et d’encourager l’alternance. C’est à cette condition que ces deux cultures s’enrichiront mutuellement.
Rubrique « Lu Pour Vous »
28 février 2013