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«La stabilité du Maghreb, un impératif pour l’Europe»

El Karoui. H, Note d’analyse, Institut Montaigne, Paris, mai 2021, 59 p.

La Méditerranée n’est plus une frontière. C’est une interface. Tel est le principal constat de ce rapport. En effet, «les flux d’hommes, d’idées, de marchandises, d’argent en ont fait depuis longtemps une interface beaucoup plus qu’une barrière».  La preuve en est, pense-t-on, que «le Sud de l’Europe est arrimé au Nord de l’Afrique, pour le meilleur (les échanges culturels, les services comme le tourisme, l’économie du care, la coopération industrielle) mais aussi pour le pire (l’islamisme radical européen a ses racines au Maghreb)».

Pourtant, dans cet espace relativement réduit, l’importance du Maghreb pour l’Europe est largement sous-estimée. Il est le parent pauvre de l’intérêt occidental pour le monde arabe. Car,  quand on se représente le monde arabe, «les esprits s’enflamment pour les guerres au Proche-Orient et les intérêts s’affichent pour la richesse des pays du Golfe».

C’est la raison pour laquelle, ni très riches, ni très instables, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, passionnent peu les gouvernements d’Europe.

Alors que les Européens sont riches et unis par une même monnaie, les pays du Maghreb, note le rapport, «font partie des pays à revenus intermédiaires, ne sont pas unis et ont des capacités de création monétaire limitées par la fragilité de leurs économies».

De plus, alors que l’Union européenne se félicitait de son plan de relance et de sa capacité à emprunter en commun pour assurer la stabilité de ses membres, «personne n’a suggéré que cette capacité d’emprunt puisse aussi pouvoir profiter à l’étranger proche européen, le Maghreb au Sud… afin d’assurer la stabilité de ces ensembles géopolitiques qui comptent pour l’Europe précisément parce qu’ils peuvent la déstabiliser». On se souvient, à ce niveau, de l’impact politique de la guerre en Syrie avec la grande émigration de 2015 vers l’Europe.

Mais le Maghreb est aussi soutenu par l’Union européenne, et par les pays du Sud de l’Europe en particulier. Ce soutien est essentiellement financier: pas pour l’Algérie, qui n’a jamais souhaité être intégrée aux mécanismes de l’aide au développement, mais pour le Maroc et encore plus pour la Tunisie.

Les gouvernements européens n’ont d’un autre côté, pas toujours intégré que les pays du Maghreb ne sont pas seulement des pays du voisinage de l’Europe, mais «bien des pays qui, par les migrations du Sud vers le Nord et les remises des émigrés et de leurs enfants vers le Sud, sont imbriqués avec les principaux pays européens et notamment la France».

Ils ont par contre, très bien intégré que le Maghreb fait partie de son «pré carré traditionnel» et qu’aucune puissance concurrente, voire hostile, ne peut y gagner une influence profonde et durable qui lui permettrait de venir concurrencer l’Europe, voire la gêner.

C’est pourtant ce qui est en train de se passer, note le rapport : «les trois pays du Maghreb font l’objet d’un intérêt différencié de la part des grands acteurs régionaux et mondiaux, en fonction de l’intérêt stratégique et du positionnement de ces différentes économies dans la mondialisation des échanges et des chaines de production. L’influence de l’Europe recule petit à petit et singulièrement celle de la France».

°- La Tunisie est ainsi un grand enjeu pour la Turquie et le Qatar. Il est vrai, souligne le rapport, que la Tunisie est un pays moins stratégique d’un point de vue économique et commercial, que le Maroc et l’Algérie. Ses ressources naturelles sont de moindre ampleur que celles de ses voisins. La taille et la démographie tunisienne n’en font pas une cible majeure. Mais la Tunisie est par contre «un symbole politique de premier ordre, en tant que seule démocratie du monde arabe. Par ailleurs, elle est très fortement arrimée à l’Europe du fait de la structure de ses échanges commerciaux».

L’aide au développement octroyée au pays par le biais de plusieurs bailleurs de fonds européens, dénote «une forte mobilisation financière des bailleurs occidentaux pour accompagner la transition politique tunisienne et faciliter sa stabilisation économique».

Les échanges économiques de la Tunisie, en matière commerciale et d’investissement, résultent de son positionnement géographique et de partenariats anciens. En 2019, ses importations provenaient essentiellement d’Italie (15%), de France (14%) et de Chine (9%).

Si le poids de la Chine dans les importations a quasiment doublé en dix ans (elle représentait 5% des importations tunisiennes en 2009), la part de la France s’érode (elle représentait 21% des importations tunisiennes en 2009, 16% en 2014, 14% en 2019). La Turquie représente 4%, chiffre relativement stable sur une longue période. Les exportations tunisiennes sont également concentrées vers ses partenaires européens. En 2019, la France représentait 29% de ses exportations, l’Italie 16% et l’Allemagne 13%.

La Chine, ce nouveau venu, ne cherche pas particulièrement à s’implanter dans le tissu économique tunisien, mais «pourrait avoir des intérêts sur les infrastructures portuaires et logistiques du nord de la Tunisie, la marine chinoise croisant de plus en plus régulièrement en Méditerranée». La Russie quant à elle, n’a que peu d’intérêts en Tunisie, principalement géopolitiques, indirects et relatifs à la question libyenne. Les Etats-Unis s’intéressent principalement aux enjeux de stabilité politique de la Tunisie et à la sécurité de la région. Ils n’ont pas d’intérêts commerciaux ou économiques particulièrement stratégiques.

L’analyse des flux d’investissements directs montre que certaines puissances font de la Tunisie un enjeu politique. Les investissements provenant du Golfe sont importants (39% du stock d’IDE en 2019, contre 50% pour le stock d’IDE européens).

Une montée en puissance des entreprises turques dans le domaine des travaux publics et des infrastructures pourrait aller de pair avec le financement du grand plan d’investissement nécessaire à la Tunisie par le Qatar. Ce dernier est un proche allié de la Turquie et investit régulièrement en Tunisie (les IDE provenant du Qatar représentaient jusqu’à 26% des flux d’IDE entrants totaux en 2018 par exemple, contre 10 % pour l’année 2019).

°- Le Maroc, contrairement à la Tunisie, est au coeur de grands intérêts, tant régionaux qu’internationaux. Cela tient à «son rôle de plateforme commerciale et financière importante, et d’économie ouverte aux échanges, insérée dans les principaux flux économiques et financiers. Le Maroc est aussi un pays qui permet d’échanger à la fois avec l’Europe et l’Afrique».

Depuis 2012, les flux annuels d’IDE à destination du Maroc ont toujours dépassé les 3 milliards de dollars. Le stock d’IDE atteint 66 milliards de dollars en 2019, soit 30% de plus qu’en 2010. Les pays d’Europe du Sud demeurent les principaux pourvoyeurs d’IDE au Maroc, en particulier la France (35% des IDE totaux en 2019).

En matière d’aide au développement, «les pays européens demeurent une source prépondérante de flux publics bilatéraux. Sur 24,7 milliards de dollars de flux nets entrants au Maroc entre 2018 et 2019, 4,39 milliards de dollars proviennent de France (soit 18% des flux entrants totaux) et 2 milliards d’Allemagne (8%)»..

Les Emirats arabes unis représentent, quant à eux, une source dynamique et en progression de flux financiers. Ils représentent ainsi 17% du total de flux publics entrants pour la seule année 2017. La moitié de l’APD provient par ailleurs de bailleurs multilatéraux (12,8 milliards de dollars sur la période, soit 52% du total). Les institutions de l’UE ont pour leur part fourni 4,2 milliards de dollars sur la dernière décennie.

Il est vrai que les échanges commerciaux et les flux d’investissements du Maroc sont encore très importants avec ses partenaires traditionnels d’Europe, mais ils connaissent certaines inflexions : «les exportations marocaines vont principalement vers l’Espagne (24% des flux totaux en 2019), la France (21% des exportations en 2019) et dans une moindre mesure l’Italie (5% en 2019). Les exportations à destination des Etats-Unis sont faibles et relativement stables dans le temps (4% en 2019, contre 3% du total en 2009)». Les exportations à destination d’autres puissances (Russie, Chine, Turquie) sont plus négligeables et ne dépassent pas 2 % du total des flux d’exportations.

En général, les flux entrants d’importations au Maroc font état d’une répartition plus équilibrée entre partenaires traditionnels et puissances émergentes : «les importations marocaines proviennent d’Espagne (pour 15% du total des importations en 2019) et de France (12% du total), mais également de Chine (10% du total), des Etats-Unis (8% du total en 2019), de Turquie (5% en 2019, contre 2% seulement en 2009), et marginalement de Russie (3%) et d’Arabie saoudite (2%)».

La prépondérance traditionnelle de la France tend à baisser, au profit de la Chine notamment pour qui le Maroc représente de nombreux intérêts, dans le domaine des infrastructures notamment.

°- L’Algérie est le pays du Maghreb dont les clients et les fournisseurs sont les plus diversifiés. Pays riche en hydrocarbures, l’Algérie n’est jamais entrée dans les circuits traditionnels de l’aide au développement. Les flux financiers publics nets en Algérie entre 2008 et 2017 représentent 568 millions de dollars, contre plus de 24,7 milliards de dollars au Maroc et 11 milliards de dollars en Tunisie sur la même période.

En matière commerciale, l’Algérie est un mono-exportateur d’hydrocarbures, tandis qu’elle importe beaucoup de biens d’équipements et de consommation (le secteur manufacturier ne représente que 6% du PIB, contre 15% en 1990). 17% (7,8 milliards de dollars) des importations algériennes proviennent de Chine. La diaspora chinoise y est d’ailleurs bien implantée, avec 40 000 ressortissants.

Dans le contexte du projet des nouvelles routes de la soie, le port de Cherchell compte une centaine de projets d’investissements chinois.

Quant à la Russie, ses relations avec l’Algérie sont fortes, mais presque exclusivement centrées sur le secteur de la défense. L’Algérie a, en 2019 par exemple, signé un accord de 2 milliards de dollars avec la Russie pour l’achat de 14 avions furtifs de type Su-57.

La part des importations provenant de France se réduit (elle est passée de 16% en 2009 à 12% en 2019). Les exportations algériennes sont très diversement réparties. Ainsi, les premiers clients de l’Algérie sont l’Italie (18% du total des exportations algériennes en 2019), l’Espagne (15% du total) et la France (9% du total en 2019).

Les Pays-Bas, les Etats-Unis, la Turquie représentent chacun 8% des exportations algériennes en 2019, tandis que le Royaume-Uni représente 7% en 2019. Les Etats-Unis demeurent un client important de l’Algérie, en représentant un débouché de taille pour ses hydrocarbures. Ainsi, pour la seule année 2009, les exportations à destination des Etats-Unis représentaient 23% du total des exportations de l’Algérie.

En somme, conclut le rapport : «le temps où le Maghreb était une chasse gardée française et éventuellement italienne voire espagnole, est (…) révolu. L’Allemagne est beaucoup plus présente qu’avant dans la région, ainsi que l’Union européenne comme institution. Mais surtout de nouvelles puissances s’intéressent à cette région du monde qui bénéficie de nombreux avantages comparatifs : sa proximité avec la riche Europe, sa main d’oeuvre de qualité peu onéreuse, et aussi sa capacité de projection vers le Sud».

En définitive, l’on a affaire :

°- A une Tunisie dont la démocratie s’enracine, mais l’économie ne retrouve pas le niveau de performance de la décennie précédente,

°- A un Maroc dont le modèle de croissance extraverti peine à devenir inclusif,

°- Et à une Algérie dont les ressources sont importantes, mais avec des fondamentaux fragiles.

Rubrique «Lu Pour Vous», 9 juin 2022

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